Poséidon

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Ses pieds sont enfoncés dans les vagues, petits monticules étranges au milieu du sable gris. L'eau est à peine tiède et le vent envoie des frissons dans son dos malgré la protection de son écharpe, mais il ne bougerait pour rien au monde.

Poséidon reserre un peu les pans de son ciré pour lutter contre le froid alors qu'il lève ses yeux délavés vers une ligne d'horizon qu'un lointain brouillard rend floue. Le ciel dérive en nuances d'aquarelle, gris et bleu et blanc, pas encore totalement noirci par la tempête qui approche. S'il ne se trompe pas, elle durera longtemps. C'est sa dernière chance de voir l'océan avant plusieurs jours.

Autrefois, il aimait les tempêtes. Il aimait la façon que les vents avaient de briser les vagues sans merci, il aimait voir l'eau s'élever comme un millier de griffes gigantesques pour engloutir le monde. Il aimait se trouver fort et puissant au cœur du cyclone, le trident brandi et avec l'impression d'être bien plus roi que son frère perché sur son trône d'ivoire et d'or.

Il aimait ça ; maintenant il ne peut plus.

Poséidon ferme ses yeux aux cils bordés de cristaux de sel en se rappelant la première fois qu'il était allé dans l'eau après la descente de l'Olympe. Il se souvient du froid sur sa peau, du sel sur sa langue, du mal dans sa gorge, et ses poumons qui faisaient si mal, sa vision qui virait au noir sale, sa tête trop vide ou peut-être trop pleine...

Il ne s'en était sorti que grâce au soutien inespéré d'un pêcheur qui menait sa barque non loin de là.

La mer l'a rejeté il y a bien longtemps, maintenant. Combien de siècles, déjà ? Combien de temps à rester debout sur le rivage en regardant les vagues refluer encore et encore ? Combien de jours passés à nager toujours plus loin, espérant retrouver cette force que l'océan faisait jaillir autrefois en lui, pour au final frôler encore et toujours la noyade.

Poséidon n'était pas aussi puissant que Zeus, à la grande époque, mais au moins il avait son palais sous la surface et une immensité bleue à gouverner. Maintenant, il n'est plus roi de rien. C'est à peine si les goélands acceptent de venir manger dans sa main.

Il se demande bien à qui il peut en vouloir.

Zeus serait un choix facile, évidemment. C'est lui qui les a menés sur cette terre, lui qui a mis en marche ce projet stupide. Mais il est difficile de vraiment haïr quelqu'un dont on peut à peine reconnaitre le visage, dissimulé sous les rides de soucis, les cernes et les rougeurs dues à l'alcool. Son petit frère a disparu avec leurs espoirs, il y a bien longtemps. Ce qu'il en reste, c'est juste un vieil air vaguement familier plaqué sur une carcasse qui n'a décidemment plus rien de divin.

(Il ne hait pas Zeus, non, mais les larmes qui coulent sur les joues blanches d'Héra quand elle se croit seule sur la plage et le malheur qui fait ployer son dos si droit ; ça c'est une chose qu'il ne lui pardonnera jamais)

Il n'y a pas vraiment de responsable pour le mal qu'ils se sont fait à eux-mêmes, dans cette histoire. Aucun d'entre eux ne savait qu'on ne remonte pas sur l'Olympe une fois descendu comme ils l'ont fait.  De leur condition divine, il ne reste maintenant plus qu'une immortalité relative : plus un fardeau qu'autre chose, en ces temps troublés.

(Poséidon rêve, parfois, de juste fermer les yeux et laisser les eaux engloutir son souffle, sombrer dans l'oubli et enfin disparaitre. Ça vaudrait peut-être mieux que cette pitoyable existence qu'il traîne le long des rivages du monde, à espérer un retour en arrière impossible. Il est cependant trop brave - ou trop lâche - pour en finir ainsi)

Il se demande si Hestia, la seule d'entre eux restée derrière, mesure l'étendue de sa chance. Sûrement pas ; elle n'est pas assez égoïste pour penser à elle-même en ce moment. C'est presque comme s'il pouvait la voir : un voile posé sur ses boucles brunes, affairée sur le foyer mais la tête ailleurs. Vers ces frères et ces soeurs qu'elle ne reverra sans doute jamais parce qu'ils se sont crus plus forts qu'ils ne l'étaient réellement. 

Pauvre gardienne de cet Olympe aux palais vides, de ce foyer qui n'en est plus un. Que pourrait-on souhaiter de pire à cette soeur qui ne vivait que pour réunir cette grande famille dysfonctionnelle qu'ils étaient ?

Ils se sont fait bien trop de mal les un aux autres, lors de cette descente infernale, réalise-t-il alors que le gris du ciel vire au noir.

Quand la tempête arrivera, Poséidon tournera le dos à la plage en tentant d'ignorer l'appel lancinant des flots derrière lui. Il remontera le col de son ciré et s'éloignera, le dos courbé pour résister au vent.

Il ne cessera jamais de regretter.

Les derniers Olympiens Où les histoires vivent. Découvrez maintenant