Athéna

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Elle lève ses yeux gris vers le ciel avec l'air d'y chercher bien autre chose que les signes avant-coureurs d'une averse. Quelques gouttes ont déjà criblé de taches les verres de ses lunettes mais ce n'est pas le temps qui la préoccupe, même si la pluie pourrait bien avoir un incident sur le reste de sa journée. Difficile, en effet, d'inculquer quoi que ce soit à un groupe d'adolescents New-yorkais menacé par les eaux.

Mais non, ce n'est pas cela qui attire son attention dans un ciel grec débarrassé de son bleu habituel. Un instant, elle a cru voir quelque chose d'impossible, quelque chose qui n'est plus : un reflet du passé au regard perçant et aux ailes silencieuses comme des fantômes.

Sauf que les chouettes ne volent pas en plein jour, même quand les nuages se font noirs et que la pluie s'écrase sur un Acropole toujours envahi par des touristes persistants. À part celles qu'on imagine, bien sûr.

Athéna détourne le regard, interpellée par des éclats de voix parmi ses élèves. Ashley est en train de fondre en larmes au milieu d'un attroupement d'amies et de curieux. Apparemment, son troisième petit-copain de l'année l'a larguée par SMS. La professeur soupire tristement avant de fendre la foule et d'emmener l'adolescente jeune fille aux yeux rougis dans un coin plus discret pour sécher ses larmes.

L'amour n'est pas son domaine de prédilection, mais en dix siècles d'enseignement, elle a eu le temps d'en explorer les rouages au travers des sourires et des pleurs de ses élèves. D'ailleurs, il en va de même pour tout le spectre des émotions et sentiments humains : une salle de classe est le meilleur endroit pour étudier et comprendre la profondeur des amitiés ou superficialité de la popularité.

Athéna se dit souvent qu'ils ont été la parfaite copie de ces enfants. Eux, les dieux omnipotents en haut de leur montagne. Ils avaient les mêmes disputes stupides, la même vanité mal placée, la même foi inébranlable en un monde dont ils ne pensaient pas qu'il changerait.

La différence - et elle est grande - réside dans cette faculté qu'ont les humains de se lier entre eux, de rire ensemble de ce qui leur fait du mal et de se tendre mutuellement des épaules où pleurer.

Elle a le souvenir de petits miracles dans la cour d'école : d'immenses soleils dans un monde qui a su à parts égales l'étonner, la décevoir et l'attendrir. Des filles qui rêvaient de sciences, des génies prêts à changer la face du monde, des athlètes épris de victoire, des utopistes aux idées révolutionnaires, des jeunes gens plus féroces que des soldats quand il s'agissait de défendre leur passion.

Ces enfants-là, ce sont les siens. Ils bouleversent l'ordre du monde, chacun à leur façon, descendent dans la rue pour hurler leur colère et découvrent de nouvelles vérité. Et Athéna est fière de ces Albert Einstein, Elizabeth d'Angleterre, George Sand, Marie Curie et Edward Snowden, oh oui, elle en est fière. Ce sont eux qui font la beauté de l'humanité.

Elle aime ce monde. Elle l'a toujours aimé. Déjà auparavant, quand ils étaient encore des dieux arrogants, elle passait la plus grande partie de son temps parmi les humains, déguisée en vieille femme ou simplement invisible, ses yeux gris rivés sur le travail des stratèges ou écoutant avidement les déductions des philosophes.

Non, Athéna ne regrette pas les vieux jours. Certes, elle a dû abandonner son armure et sa puissance d'antan, mais chaque époque lui a permis de trouver de nouvelles armes, des arbalètes allemandes aux semi-automatiques américains, en passant par les katanas japonais et les arcs arabes.

En réalité, elle ne s'est jamais sentie plus heureuse que depuis qu'ils sont descendus de cette fichue montagne. Mais malheureusement, ça ne semble pas être le cas du reste de sa famille.

Elle pense à son père affalé sur le comptoir du bar de Dionysos, à son oncle qui fixe la mer d'un air absent, à un Arès qu'elle avait trouvé hagard et couvert de sang au bord d'une route en 1942. Quand elle regarde ce monde à travers leurs yeux, elle ne voit que laideur et cendres.

C'est une tristesse particulière qui l'étreint lorsqu'elle pense à eux. Quelque chose d'aigre dans sa bouche, de lourd dans ses poumons.

Elle aurait voulu les voir heureux, mais les humains lui ont appris qu'on a rarement ce qu'on veut, dans la vie.

Quand les larmes d'Ashley se tariront enfin, elle la reconduira vers le car scolaire. Elle rassemblera avec une patience forgée par le temps les vingt-trois autres adolescents dispersés entre les colonnes de pierre claire.

Au loin, elle croira entendre une chouette hululer.

Les derniers Olympiens Où les histoires vivent. Découvrez maintenant