L'ÎLE FLOTTANTE (partie 2)

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Le voisin en question se révéla au demeurant très courtois et affirma s'appeler Luther. Il ne donna aucun détail sur ses origines, et Robin ne se rappelait pas l'avoir vu à bord du bateau. Sans doute ce Luther était-il un naufragé de longue date. Poliment, Robin lui fit remarquer l'absence de denrées alimentaires qui semblait caractériser l'île, pour voir comment il réagirait. Loin d'être gêné, sa noix de coco dans les mains, Luther lui certifia que l'étrange coquille lisse et glissante qui enveloppait l'île était, contre toute attente, comestible. Robin, d'un naturel bon vivant et n'ayant pas souvenance de son dernier repas sur le bateau, frappa immédiatement le sol de son talon, et en détacha un morceau de la taille d'un miroir de poche. Il goûta la substance, qui s'avérait à la fois cassante et fondante, et s'exclama :

« Mais c'est du caramel !

– Sans blague ! », répliqua Luther, tout en finissant sans scrupules la dernière noix de coco.

Robin mit un sérieux moment à se rassasier, et dévora un bon pavé de la coquille avant de s'allonger au pied de l'arbre. Pas l'ombre d'un nuage dans le ciel, qui était d'un bleu parfaitement azuré, et où le soleil formait un disque parfaitement monochrome. Le paysage tout entier semblait un immense panneau en trois couleurs : la mer bleu sombre, le ciel bleu clair, le soleil jaune d'œuf. L'air était doucement tiède. Heureusement, car si la température s'élevait de quelques degrés de trop, la coquille risquait gros. Tournant la tête à sa gauche, Robin vit Luther qui s'attaquait à son tour à la croûte de l'île. Le salaud n'avait pas eu assez de ses noix de coco.

Au bout de quelques heures passées sur l'île à étudier le genre de caramel – puisqu'il fallait bien l'appeler ainsi – qui y faisait office de lithosphère, Robin put constater que son nouveau compagnon était constamment en activité, et travaillait sans cesse la coquille de ses mains et de ses pieds. Cet homme devait être terriblement affamé, puisqu'il ne faisait qu'engloutir, d'heure en heure, le caramel qui enrobait son côté de l'île. Robin s'aperçut bientôt que la faim le surprenait lui-même de plus en plus fréquemment, et il ne pouvait faire autrement que de ronger son propre lopin de caramel, mais pas de manière aussi continue que l'insatiable Luther.

La première nuit sur l'îlot sucré fut rude. Le soir était venu sans que la montgolfière eût reparu, la coquille dure et bosselée était hautement inconfortable, et les grignotis permanents qui provenaient du côté de Luther empêchaient Robin de trouver un sommeil digne de ce nom. L'absence de la notion de temps (sa montre avait pris l'eau) lui causait également des désagréments. En pleine nuit, il escalada son versant de l'île pour aller demander à Luther de cesser de manger si bruyamment et découvrit, effaré, que celui-ci avait intégralement dévoré le rebord caramélisé de son côté : au bas de la pente, à la place de la coquille noisette et luisante, apparaissait maintenant une matière beige et sablonneuse ! Robin dévala furieusement la colline vers Luther dans l'intention de le secouer comme un prunier, mais ne put freiner son élan et l'emporta avec lui dans l'océan. Une fois dans l'eau, Robin lui fit comprendre d'une vigoureuse explication que tant qu'ils résideraient sur cette île minuscule, leur survie dépendrait de son volume, que toute gloutonnerie intempestive diminuerait proportionnellement leurs chances, et qu'il fallait donc songer à économiser les ressources. Ceci dit, Luther alla se coucher sur le rebord à présent beige et moelleux de sa plage, tandis que Robin retrouvait les bosselures et les vicieuses glissades de la sienne. Plus d'une fois, cette nuit-là, cédant à la somnolence, il se retrouva dans l'eau jusqu'aux épaules, et dut se rehausser tant bien que mal vers son lit inhospitalier.

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