Chapitre 1

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- Tes putain de lasagnes sont froides !!!

J'évite de justesse l'assiette qui traverse la pièce à toute allure pour aller s'écraser contre le mur derrière moi. Je connais cette scène tellement par cœur que j'ai l'impression de la voir se dérouler au ralenti. L'assiette qui tourne lentement sur elle-même, son contenu qui s'en décolle et entame une danse langoureuse et... colorée... La sauce bolognaise qui dégouline le long de la tapisserie jaunie par le tabac et les morceaux de porcelaine qui s'éparpillent autour de moi.

- Franck je....

- Ferme la !

Ses yeux sombres rehaussés de sourcils trop fournis me lancent des éclairs. Ils sont noirs, intenses et donnent encore plus de puissance à son regard déjà durci par la colère.
Le visage de Franck est toujours un parfait indicateur de ce à quoi vont ressembler les quelques minutes suivantes de mon existence.
Ses formes rectilignes sont loin d'adoucir la haine qui prend naissance dans les pulsations de sa mâchoire, la noirceur de ses yeux plissés ou encore le gonflement de ses narines tressaillantes.

Je sais déjà ce qui va suivre. Je le sais si bien que je ne recule pas lorsqu'il s'approche avec sa nonchalance habituelle, ne tremble pas lorsqu'il lève le bras au dessus de moi et ne gémis pas lorsqu'il abat sa main puissante et calleuse sur mon visage déjà marqué par de précédentes corrections.

- Pas d'excuses ! Fais-moi à bouffer ! Et chaud cette fois ! J'vais voir le gosse.

Je sais qu'il serait inutile voire dangereux de lui préciser qu'il aurait mangé chaud s'il n'était pas rentré plus de trois heures après la fin de son travail. Il m'a suffisamment répété qu'il n'avait aucun compte à me rendre et je sais ce que me vaudra une provocation supplémentaire. Les règles sont claires et bien précises : pas de questions, pas de réflexions.

Je me contente donc d'essayer de limiter les dégâts sur le sommeil de mon petit garçon qui est couché depuis bien longtemps.

- Fais doucement, il dort...

- Mhmm, grogne-t-il en s'éloignant sans un regard.

Je prends appui sur le buffet pour me relever, commence à ramasser les morceaux d'assiette puis nettoie le mur et le carrelage avant de lui réchauffer une autre portion de lasagnes au micro-ondes. Tout en appuyant sur le bouton start, je réalise que n'importe quel autre homme aurait commencé par cela : faire réchauffer son assiette...

Que fais-je ici, si loin de la vie de famille idéale que j'espérais ? Je vis au rythme des humeurs de cet homme que j'avais cru connaître suffisamment pour accepter de l'épouser et de garder l'enfant qui est arrivé sans que nous l'attendions. Quelle naïveté. En réalité je ne le connaissais que très peu, et j'ai été simplement assez crédule pour prendre toutes ses promesses au sérieux.
Me voilà aujourd'hui prisonnière d'un avenir qui n'était pas le mien, mais j'ai beau le réaliser de plus en plus chaque jour, je sais qu'il est trop tard et qu'il m'est impossible d'y changer quoi que ce soit. Je suis mariée avec cet homme et nous avons un enfant. Deux choix que je devrai assumer toute ma vie, quoi qu'il m'en coûte.

***

Lorsque la sonnerie du réveil retentit ce matin là, je me dépêche de l'éteindre et me tourne un instant vers l'homme qui ronfle sans tourment à mon côté.
Je réalise alors que bien loin de sentiments amoureux, je ne ressens plus pour lui que de la peur et du dégoût.
Je le hais pour tout ce qu'il me fait subir et surtout pour l'avenir incertain qu'il promet à notre petit garçon. Je le hais pour toute cette violence qu'il m'oblige à accepter et qu'il est en train de graver dans la mémoire de notre fils comme quelque chose de normal et d'acceptable.

Dark LiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant