Chapitre 1 : L'Intendant

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- Monsieur... heu...

- Monsieur Thorn, mon Seigneur, chuchota l'Aide-Mémoire.

- C'est ça. Monsieur Thorn, approchez.

Le silence religieux qui accompagnait chaque mot de l'Esprit de Famille s'alourdit. Les Mirages les plus fardés, les plus emperruqués, ceux qui affichaient l'expression la plus emplie de dévotion, tournèrent leur visage fariné vers Thorn. Leur expression devint mauvaise, leur regard venimeux tandis qu'il s'approchait de l'estrade dressée au bout du jeu d'oie. Leur territoire. Il était aussi grand qu'ils étaient petits, aussi maigre qu'ils étaient gras, aussi sombre qu'ils étaient éclatants, aussi bâtard qu'ils étaient nobles. Mais pouvaient-ils faire autrement que de regarder cet infect et sinistre parvenu s'avancer vers Farouk et grappiller leurs privilèges ? Leur Seigneur était obnubilé par ce garçon depuis quelques semaines, presque autant qu'il l'était par sa favorite Berenilde. Il fallait être profondément naïf pour croire que cet intérêt soudain pour le neveu de sa courtisane sortait de nul part. Mais le plus rageant était l'éternelle absence d'émotion sur le visage de cet insolent gamin. N'avait-il rien à faire de ce qu'ils pensaient de lui ?

Sur les dalles bicolores, Thorn avait l'impression d'être la tour noir d'un échiquier, se dirigeant vers le roi blanc. S'il gagnait toujours à ce jeu ennuyeux, cette fois pourtant il se laisserait prendre. Farouk, affalé dans son long manteau blanc, se redressa et abaissa sur Thorn son regard d'hiver.

-A compter de ce jour, je vous nomme Intendant.

Il y eu dans la verrière comme une explosion sonore qui fit s'envoler des illusions d'oiseaux exotiques. Le damier du jeu d'oie fut tout à coup prit d'assaut par une horde de nobles qui, à grand renfort de cris et de gestes, se précipita sur Thorn telle de la volaille autour d'un sceau de grain. En quelques secondes et sur l'ordre d'un seul homme, Thorn était passé du bâtard pestiféré au plus grand comptable du Pôle. Chacun ici s'appliquera à le brosser dans le sens du poil, à s'aplatir devant lui pour obtenir les faveurs de l'Intendance. Ses faveurs.

- Monsieur l'Intendant, accepteriez-vous de me fournir les fonds suffisants pour la construction de ma quatrième usine de charbon ?

- Monsieur Thorn, savez-vous que j'ai toujours cru en vous ? Toujours !

- Si vous avez besoin d'un quelconque appui mon cher ami...

- Monsieur l'Intendant !

- Cher Monsieur Thorn !

- Monsieur !

Droit et stable comme une colonne dans cet ouragan, Thorn n'avait d'intérêt que pour la femme assise à la gauche de Farouk. Le soulagement semblait avoir rendu à Berenilde son véritable visage. Elle avait du mal à dissimuler sa respiration haletante, et couvait son neveu d'un regard brillant. Ses mains délicates, ramollies, ne caressaient plus le bras que Farouk laissait pendre sur ses genoux. Sans ménagement, Thorn balaya d'un revers de bras la foule de Mirages qui colorait l'horizon et fit demi-tour. On aurait dit un corbeau marchant sur un parterre de fleurs. La foule qui le suivit s'émietta lentement le long du pont-promenade.Quand il arriva à l'ascenseur qui descendait à l'Ambassade du Claire de Lune, il crut enfin pouvoir respirer. Mais une main épaisse recouverte par un gant blanc aux fils argentés, doigts bagués,vient se poser sur son épaule. Thorn baissa les yeux sur le Baron Melchior, qui le gratifia d'un sourire jovial sous ses moustaches gominées.

- Notre tout nouvel Intendant ! Lui lança-t-il.

Le baron leva les mains en l'air puis joignit les paumes avec enthousiasme. Thorn lui répondit par un signe de tête distant comparé à cet accueil empli d'une sorte de fierté paternelle.Melchior avait toujours été un soutien pour lui alors qu'il n'avait débuté sa carrière qu'en bas de l'échelle, en tant que greffier.Peut être attendait-il un peu de gratitude ? Mais Thorn était pris d'un mal de tête si pesant, si étourdissant qu'il ne pensait plus qu'à une chose : son silencieux bureau. Il faudra évidemment déménager ses affaires. Ses dossiers, ses courriers,ses atlas, ses papiers à trier, ses comptes à compter et ses classeurs à classer. Qui s'occupera de son ancien travail désormais ? Peu importe, tant qu'il s'agit d'un assistant de confiance. Mais y a-t-il seulement une telle personne quelque part à la Citacielle ? Réflexion faite, il se passera d'un assistant.

- Prêt à jouer dans la cour des grands ? Tout ce petit monde a les yeux rivés sur vous désormais, d'autant plus que vous êtes le plus jeune haut fonctionnaire que le Pôle ait jamais connu. Ils mettront tout en œuvre pour surveiller vos agissements, et essayer de vous contrôler en conséquence.

- Je demande à voir.

- A l'ambassade, indiqua le baron au groom de l'ascenseur qui abaissa son levier enduit d'une illusion d'or. Bien sûr, vous pouvez toujours voir en moi un fidèle appui, ajouta-t-il en hissant son regard bleu diaphane vers la haute silhouette de Thorn. La fidélité des Mirages s'obtient et ne s'achète pas !

Le baron Melchior, en signe de bonne foi, porta la main à son cœur.Thorn, lui, entendait le sien marteler dans tout son crâne. Il glissa une main dans la poche de son veste d'uniforme et enserra sa montre de toutes ses forces, sentant les secondes pulser contre sa paume. Bientôt, l'ascenseur ralentit et les portes s'ouvrirent dans un grincement fatigué. Les illusions n'arrivaient pas à cacher indéfiniment l'usure, et il n'était pas rare de voir quelques illusionnistes œuvrer à toute heure pour entretenir la magnificence de la cour et de l'ambassade.

- Hum, il faudra en toucher deux mots au Conseil des Arrangements, dit Melchior en glissant son élégant embonpoint entre les portes dorées. Monsieur Thorn, reprit-il avec un sourire, Je vous souhaite une excellente prise de vos fonctions !

Le domaine de Berenilde, tout en marbre et en colonnes, se dressait entre deux maisons de pierre. Même dans son mobilier, la favorite de Farouk était un mélange de volupté et d'élégance. Après avoir acquit cette demeure quelques années auparavant, elle s'était débarrassée de tout ce qui pouvait rappeler les anciens propriétaires. Les meubles rococo avaient laissé place à un mobilier fait de bois précieux, de marqueterie, de tapis et de rideaux rouges velours, de grands vases ornementés d'arabesques et de fleurs exotiques. A peine entré, Thorn traversa la demeure pour retrouver l'air frais du jardin. Il était réel, en dépit de toutes les illusions visuelles et olfactives. D'ici, la demeure était tout à fait différente de la façade qui donnait sur la rue. Du lierre coulait le long des murs de briques où émergeaient des petites fenêtres et des lanternes. Les arbustes de camélias et d'hortensias étaient visités par des abeilles silencieuses et des papillons multicolores. Thorn desserra enfin sa prise sur la montre à gousset qu'il tenait dans son poing.

- Mon petit.

Thorn se tendit, un frisson remontant le long de son dos, comme à chaque fois qu'il croisait sa grand-mère paternelle. Il la détestait de tout son être. Il détestait l'intonation faussement affectueuse dans sa voix, il détestait son regard faussement bienveillant, il détestait son air faussement chaleureux. Mais plus que tout, Thorn détestait sa façon de ne jamais prononcer son prénom, comme si elle cherchait à nier son existence. Il tourna la tête pour la regarder. Sous une illusion de cerisier, la grand-mère était tranquillement installée sur un banc de pierre.

- Tu auras beau fréquenter du beau monde, tu resteras un bâtard. Oh, bonjour, ma fille !

Un sourire radieux étira toutes les rides du visage flétri de la vieillarde. Berenilde se tenait dans l'embrasure de la porte de jardin.

-Maman, madame Alexandra est venue te souhaiter un bon retour de cure thermale. Elle t'attend au petit salon.

Berenilde attendit le départ de la grand mère pour rejoindre Thorn en bas du palier. Avec la tendresse d'une mère, elle leva la main et lui caressa la joue.

- Je suis si fière de toi.

Elle se blottit dans les grands bras raides de son neveu.

- Je t'aime.

Thorn fut incapable de lui répondre.

L'IntendantWhere stories live. Discover now