L'Intendant

Chapitre 5 : Culpabilité

Thorn ne retourna pas au domaine de sa tante avant plusieurs semaines. Il ne tenait pas à se retrouver face à ce visage au regard tendre auquel il ne faisait que mentir. Berenilde l'avait toujours considéré comme son fils, l'avait toujours aimé comme tel, et lui la fuyait toujours un peu plus. Par trois fois il l'avait vu s'effondrer, il l'avait vu pleurer, il l'avait vu passer ses journées et ses nuits dans le noir de sa chambre, et à chaque fois il l'avait relevé. Il avait pris soin d'elle à sa manière, en gérant le domaine à sa place et en planifiant les obsèques. Les mots aimables et les gestes affectueux lui coûtaient, mais il avait fait de son mieux pour lui épargner la souffrance d'avoir à enterrer elle-même ses enfants. Il excellait dans tout ce qui était logique, inerte, froid, sans aucune émotion et sans long discours. Il aurait pu se cacher derrière son pragmatisme mais la vérité était bien plus égoïste : il détestait avoir à assister aux faiblesses de sa tante. Elles lui rappelaient les siennes.

Il y avait longuement pensé pendant ces semaines reclus dans la tour de l'intendance. Il ne lui raconterait pas ce que le comte Hadrien lui avait appris au sanatorium. Il ne lui dirait rien. Était-ce seulement la vérité ? Ou était-ce le discours d'un vieux sénile avec suffisamment de rancœur envers son fils et sa belle-fille pour déclencher un scandale gravissime ? Berenilde était une favorite du seigneur Farouk, toute atteinte à son encontre se payait au prix fort. Peut être que le comte Hadrien avait profité de sa rencontre avec Thorn pour avancer son pion sur l'échiquier de sa famille de tordus. Après tout, les malades lisaient aussi le journal. Depuis sa nomination au poste d'Intendant, Thorn figurait régulièrement en première page. Le comte l'avait reconnu, et voulait simplement se venger de sa famille en comptant sur un jeune intendant sans doute aussi impulsif que sa famille paternelle... Ou bien avait-il dit la vérité, dans un moment de lucidité. Comment en être certain ?

Et comment se sortir ce satané Livre de la tête ? D'un geste rageur, il gribouilla un procès verbal, le roula en boule et le jeta contre le carreau de la fenêtre en œil de bœuf. Deux coups brefs résonnèrent contre la porte du bureau.

- Votre tante, monsieur, annonça le secrétaire en passant la tête par l'entrebâillement de la porte.

Thorn se leva et ramassa la boule de papier froissé. Il pouvait visualiser d'ici l'habituelle moue pincée qui creusait des rides d'expression dans le visage du secrétaire. Le blanc de céruse qu'il devait appliquer depuis des années maintenant commençait son travail corrosif sur sa peau. Il portait une mouche sur une joue et deux sur le menton.

- Dites-lui que je rappellerais.

- Impossible, monsieur. Dame Berenilde a prit rendez-vous.

Il se redressa et pivota vers le secrétaire.

- Elle est ici ?

- Non, monsieur, pas à l'intendance... Mais elle m'a fait savoir qu'elle ferait déplacer tout son domaine dans votre bureau si vous ne la rejoignez pas sur le champ au Jardin des plantes.

Le jardin des plantes occupait toute l'aile ouest du deuxième  étage de l'Ambassade du Clairdelune et se trouvait à deux ou trois portes de l'intendance, à condition de bénéficier d'un trousseau de clés des Roses-des-vents du Pôle. Berenilde avait bien choisi son lieu : non seulement Thorn détenait ce trousseau en tant qu'intendant, mais elle savait qu'il détestait perdre son temps. Le jardin des plantes était le lieu de rencontre idéal pour un intendant pressé et pour une tante et un neveu soucieux d'échanger discrètement dans un lieu public. A cette époque de l'année où le Pôle sombrait dans la nuit polaire, les nobles affluaient aux derniers étages de la Citacielle pour chercher les faveurs de leur capricieux Esprit de Famille, alors que leurs domaines en Province perdaient tous leurs attraits estivaux. Il y avait au Jardin des plantes des dizaines de bosquets secrets, des dizaines de fontaines bruyantes où discuter en paix.