Chapitre 4 : Le cosmos

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L'humidité salée de l'air marin avait ébouriffé les cheveux de Thorn. Ses mèches blondes argentées, d'ordinaire plaquées sur l'arrière de sa tête, étaient hérissées comme le pelage d'un chat mouillé. A l'approche des premiers jours de septembre, les côtes des Sables-d'Opale se vidaient de ses plaisanciers, rentrés affronter l'ennui de la nuit polaire dans les salons et salles de jeux de la cour. La mer grise, l'écume au bout des vagues telles des chutes de dentelle blanche, le ciel terni par l'annonce des premières neiges, les provinces littorales du Pôle prenaient l'aspect de vieilles photographies couleur sépia. A l'abri du froid, Thorn attendait, assis dans l'un des fauteuils jaunes miel de la salle d'attente du sanatorium. Deux sièges plus loin, les coudes sur des jambes robustes plantées dans des sabots de travail usés, un homme à casquette patientait en toussant grassement dans un mouchoir sale. Des particules noires parsemaient la peau de son visage, incrustées telles de minuscules tâches d'encre sur un parchemin épaissi par l'usure. Un mineur. Les Sables-d'Opales étaient une station balnéaire prisée aux beaux jours, mais non loin de là, à Asgard, des mines de charbon poussaient comme des champignons. A cette période de l'année où les plages retrouvaient leur aspect sauvage, certains sans-pouvoirs pouvaient bénéficier de quelques avantages d'ordinaire destinés à la noblesse, comme des soins dans un sanatorium réputé. Si leurs ouvriers étaient trop abîmés par le travail, certains nobles les envoyaient se faire soigner dans un bon établissement pour les remettre d'aplomb rapidement. Puis ils retournaient travailler, et ainsi de suite. Mais ils n'avaient droit qu'aux soins de base. L'homme toussa à s'en décrocher les poumons et chuinta un juron d'une voix d'asthmatique. Un mineur, les poumons chargés de poussières de charbon. En louchant sur le grand manteau sombre de Thorn, ses bottes neuves et sa peau immaculée, l'homme sursauta et s'éclaircit la gorge.

- S'cusez, m'sieur, dit-il en poussant sur sa voix sifflante. C'est rien que mes poumons, un encombrement qu'ils disent, les médecins.

Thorn ne portait pas son uniforme d'intendant mais l'ouvrier ne l'avait de toute façon pas reconnu. Son visage en noir et blanc ornait les pages des journaux depuis le début de l'été, des gazettes locales aux feuilles de choux mais la majorité des natifs du Pôle ignorait tout de l'apparence physique de leur propre esprit de famille, alors celle de l'intendant...

- Vous n'êtes pas souffrant, m'sieur, si ?

Thorn ne répondit pas mais de toute manière le mineur ne lui en laissa pas le temps.

- Quelques chambres qui se sont libérées, qu'ils ont dit. J'y ai dit aux camarades, si j'y vais pas cette année, j'irais jamais ! Paraît qu'ils font des miracles et que c'est pour ça que nous autres sans-pouvoirs, on a aussi l'droit d'y v'nir de temps en temps. C'est ce que dit ma femme. 'Savez, nous dans les mines on marche pas beaucoup, on descend, on creuse et on remonte. Alors quelques efforts et ça me fait tousser comme un vieux cheval.

Thorn réprima un ricanement. Si deux mots n'allaient définitivement pas ensemble, c'était bien « sans-pouvoirs » et « droit ». Le mineur se pencha vers lui et poursuivit sur le ton de la confidence :

- Enfin moi j'crois plutôt qu'les médecins ont du temps à tuer parce que personne du gratin ne veut venir s'y peler les miches à la morne saison. Sans vouloir vous offenser, m'sieur.

Pas si naïf finalement, concéda Thorn. Bien que bavard. Le mineur n'eut cependant pas l'occasion de continuer : une infirmière vêtue d'une longue robe blanche boutonnée jusqu'au menton et aux paumes vient à leur rencontre.

- Ah c'est pour moi ! Chuinta le mineur en se levant. Ma femme 'va pas me croire. 

Pas mécontent de se retrouver seul dans la salle d'attente, Thorn enfouit ses mains nerveuses dans les grandes poches de son manteau. Le tissu sombre et épais était chargé d'eau de pluie et avait du mal à sécher malgré la chaleur de la cheminée du hall d'accueil. Aucune Rose-des-Vents ne desservait directement le sanatorium. Thorn avait dû emprunter une série de portes pour quitter la Citacielle, un train pour descendre les murailles côtières des Sables-d'Opales, et un fiacre pour atteindre le sanatorium isolé dans le calme d'un fjord. Thorn n'avait pas échappé à la pluie sur le quai de la gare, qui tombait depuis quelques jours et liquéfiait un paysage qui serait bientôt recouvert de glace. C'était un voyage qui réclamait un sacrifice de plusieurs heures dans son emploi du temps. Les lieux avaient cependant une atmosphère appréciable. Au coin d'une bain vitrée, un encensoir métallique sur une commode diffusait une légère odeur de bois de santal. Des bûches craquaient dans la cheminée, léchée par des langues de feu. Pourtant, Thorn ne pouvait s'empêcher de serrer et desserrer le poing sur sa montre à gousset au fond de sa poche. Les raisons de sa visite n'étaient en rien propice à l'apaisement intérieur. Il y songeait depuis longtemps sans que l'idée ne dépasse les contours d'un projet à chaque fois avorté. Thorn était le seul enfant à avoir grandi auprès de Berenilde. Les enfants naturels de sa tante avaient tous été envoyés en province, où chacun avait trouvé la mort prématurément. Berenilde, malgré tout l'amour maternel qu'elle était capable de donner, n'avait pas organisé l'enfance de Thorn, Thomas, Marion et Pierre de la même façon. Ces trois derniers avaient vécu leurs courtes années au calme des Sables-d'Opales avant leur présentation officielle à la cour, prévue au début de l'adolescence. Thorn, lui, avait grandi couvé par Berenilde. En constant danger depuis sa naissance, elle avait préféré conserver son neveu auprès d'elle dans une cour hostile, par crainte de le laisser sans sa protection. Ironiquement, la situation s'était inversée : en concentrant son attention sur son neveu et sur les dangers de la cour, Berenilde ne les avait pas vu s'abattre en province sur ses propres enfants. Ils étaient morts sans laisser de traces, rien qui ne puisse incriminer qui que ce soit. Thorn avait vu sa tante s'abandonner au désespoir par quatre fois. A la mort de Thomas d'abord, empoisonné. A la mort de Marion ensuite, noyée. A la mort de Pierre, pendu. A la mort de Nicolas enfin, son époux tué par des Bêtes à la chasse. A chaque fois, il avait veillé sur elle comme elle avait veillé sur les premières années de sa vie. Il la considérait comme une mère, elle le considérait comme un fils. Son sourire s'était figé quand il l'avait informé de sa visite à celle qui l'avait mis au monde, à défaut de s'être occupée de lui. Berenilde ne s'y était pas distinctement opposée, mais Thorn savait qu'il l'avait blessé. Craignait-elle qu'il ne préfère une mère abandonnante et amnésique à une mère adoptante et aimante, sous prétexte des liens du sang ? Par égard pour son neveu, elle avait fait placer la Mutilée au discret et réputé sanatorium des Sables-d'Opales. Elle devait bien se douter que Thorn voudrait s'y rendre un jour. Par curiosité,  par besoin de comprendre le seul héritage qu'elle lui avait laissé : ses souvenirs. Il avait l'intime espoir qu'une rencontre, des années après, débloquerait le frein intérieur de ses pensées. Il n'était qu'à moitié Chroniqueur et elle était la seule à avoir côtoyé les souvenirs de Farouk d'aussi près. Peut-être saura t-elle, d'une manière ou d'une autre, dissiper le brouillard dans lequel elle avait plongé son fils depuis une décennie.

L'IntendantWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu