Là où s'entredévore l'humanité :

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(Mention de cannibalisme)


Un air de dix-neuvième pourtant six pieds sous terre.

Toute la grâce d'une France disparue dans le ventre de Londres. Les fenêtres et leurs vitraux colorés, les tables et leur bois sombre patiné, les banquettes et leurs coussins de velours, les verres et leur absinthe chatoyante, seule la musique était en accord avec l'époque, l'air entraînant d'un groupe de rock, juste assez fort pour paraître être un chuchotement.

La patronne s'agitait en tous sens, elle avait des airs de matrone sortie tout droit de Rome, au temps où les Dieux étaient encore multiples. Sa poitrine opulente, gonflée par le polichinelle qu'elle baladait dans son ventre, en avant, elle trimait. Cirer les tables, battre les tapis, monter les couverts, s'assurer de l'impeccabilité de la vaisselle, vérifier le contenu du bar, tout le travail du petit personnel qu'elle tenait à faire seule.

De la cuisine s'échappaient des odeurs alléchantes, les clients ne seront pas déçus.

«J'ai fini, Patronne. »

Le, ou la, peut-être, les deux, certainement, disons Ami.e, puisque c'était la réponse qu'iel avait donné lorsqu'on lui avait demandé qui iel était, depuis, c'était resté. Ami.e, commis depuis un baille, planta devant elle un écriteau avec tracé soigneusement à la craie :

« Menu du jour :
Entrée : terrine de viande et de champignons, accompagnée de pain de campagne.
ou
salade automnale avec toast de fromage et de viande fumée.

Plat : risotto cuit dans un bouillon de viande, champignons et saucisses.
ou
jarret confit au miel, pommes de terre sautées et légumes.

Dessert : profiteroles au chocolat.
ou
riz au lait à la cannelle accompagné de pommes caramélisées. »

L'œil, expert, traqua les erreurs, et la main corrigea une boucle trop longue, un trait trop court, des broutilles pour beaucoup, des horreurs pour elle.

« Vous n'avez eu aucun souci pour le lait ?

-Si. Elle ne voulait plus, bah, vous m'connaissez, j'l'ai pas forcé. »

Patronne approuva d'un sourire avant de corriger d'un coup de pouce une bavure.

« Essaye de faire attention à ton langage. Vous me connaissez. Je ne l'ai pas forcé. Les clients, penses un peu aux clients, nous avons une image à tenir. »

La tête d'Ami.e oscilla d'avant en arrière avec force, oui, iel garderait ça en tête, les choses, il n'y avait jamais besoin de les lui dire deux fois.

«Mais tu as fais tellement de progrès, ton accent est presque un souvenir. Tu te souviens de ton arrivée ? Ta prononciation était une horreur et tu ne savais même pas alignée trois mots, un calvaire.

- Un seul m'aura suffit, Ami.e et hop, toutes les portes se sont ouvertes.

- Faut dire que t'étais môme, on n'allait pas te laisser crever dehors. En parlant de ça, c'est bon, va mettre le menu. Ah, et donc ? Le lait ?

- On a trouvé quelqu'un d'autre.

- Bonne qualité ?

- Elle habite les beaux quartiers.

- Parfait. »

Elle corrigea la position de la pancarte de quelques millimètres puis recula de quelques pas pour jauger le tout. Elle fit signe à Ami.e d'allumer la lumière extérieure et l'ancien couloir de métro s'éclaira d'un vert très doux, il en avait fallu, du temps, pour réussir à tomber sur cette nuance. Les autres étaient trop glauques, trop durs, trop sombres, elle, elle était parfaite. Un beau vert de printemps, un vert de bourgeon couvert de rosée, un vert lui rappelant l'île où elle avait grandi, un vert d'espoir.

«Quelque chose ne va pas, Patronne? Vous avez l'air triste.

- Ce n'est rien. Je me souvenais juste du village où j'ai grandi.

- C'était beau ?

- Très. Des champs et des bosquets à perte de vue, des lacs et des ruisseaux aussi. Et plein de petites fermes cachées un peu partout. »

Elle se caressa distraitement le ventre et secoua la tête, l'heure n'était pas aux pleurnicheries. Elle fit signe à son employé.e de la suivre, il fallait maintenant aller nourrir et soigner la matière première.

« Moi aussi c'était beau, chez moi.

- Vrai ? Et tu viens d'où toi, déjà ? »

Elle lui désigna un chariot où étaient empilés des plateaux-repas et iels se mirent en route, il n'y avait pas loin à faire de toute manière.

« De l'Est, de très loin. J'étais jeune hein, pas aveugle, et je me souviens bien. Il y avait des montagnes, très hautes, pleines de neige, des champs remplis de fleurs et des troupeaux de vaches. Mon village était sur les rives d'un lac, immense, et calme, sans vagues. Lorsque l'église sonnait les heures, ça résonnait de partout.

- Cela ressemble aux Alpes, comme dans Heidi.

- Je ne viens pas de là. »

Le silence s'installa, sans aucune gêne.

Des secrets avaient été confiés et maintenant la patronne et son employé.e savouraient ce moment de complicité, c'était agréable. Des couloirs se succédèrent, pas beaucoup, puis une porte surgit devant eux.

Le chariot la poussa et dévoila un hôpital, enfin, ce qui ressemblait à un hôpital.

Une vingtaine de lits, la moitié de vide, une odeur d'antiseptique, un sol propre comme une assiette, des perfusions et des accessoires médicaux de partout. La plupart des patients étaient dans la gaze, quelques-uns bafouillèrent en les voyant, un seul réussit à tenir une conversation.

Les plateaux-repas furent disposés sur des tables au bord des lits et ce fut tout.

« Une infirmière ainsi qu'un médecin passeront ce soir, si vous avez besoin de quoi que ce soit, la sonnette est là. Nous vous remercions encore, si le Restaurant ouvre ce soir, c'est grâce à vous et à vous seul. Pensez aux gens qui se régaleront de vos chairs et rappelez-vous que vous pourrez regarder le repas en direct ! »


Hello!

Qui a un petit creux?

Ahem, sorry pour cette blague complètement nulle.

Sinon je suppose que vous avez remarqué que j'utilise l'écriture inclusive pour genrer Ami.e, c'est tout simplement parce qu'iel est non-binaire et que, donc, je ne peux utiliser ni le féminin, ni le masculin. Et dans les dialogues j'ai essayé de n'utiliser que des adjectifs où on ne peut pas savoir en entendant comment la personne est genrée (joli.e, têtu.e et j'en passe).

Bref, j'espère que vous avez et, comme d'habitude, les commentaires sont les bienvenues, surtout si vous n'avez pas aimé quelque chose.

A jeudi prochain pour le chapitre 3 Dans les profondeurs!

La bohème des profondeursWhere stories live. Discover now