Là où vivent les fées dort l'ogre :

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(TW: relation abusive)

Patronne avait bien failli craquer, tout envoyer balader et courir voir Péri, mais bordel, elle avait su se reprendre. Galoper comme un poulet sans tête, c'était l'assurance même de créer des emmerdes, fallait rester la tête au frais et cogiter.

La journée de boulot terminée, elle avait récupéré ses filles et puis comme promis, ciné et resto, elle n'avait pas la tête à ça mais, hé, ce n'était pas leur faute aux petiotes. Une mère se devait de penser d'abord aux fruits de ses entrailles, au reste ensuite, et puis c'était rare qu'elles sortent, entre son boulot et celui de leur père, un vrai casse-tête pour les moments en famille.

Une fois rentrée, un coup de gant sur les frimousses, trois de brosse sur les quenottes et quelques-uns dans les cheveux, pyjamas et hop, un aller simple pour l'pays des rêves.

« Ami.e ? »

Iel dormait à moitié, affalé.e sur le canapé devant un film de cow-boys et d'indiens.

« Mmh ?

— Je vais voir papy. Va dans ton lit, tu seras mieux qu'ici.

— Pas envie de bouger. Vous voulez lui causer de Péri ?

— Oui, il saura peut-être qui est la vieille que tu as vue.

— D'acc, c'était bien le cinoche ?

— Très, elles vont sans doute t'en parler demain. Je file. Va dormir. »

Patronne l'embrassa sur le haut du crâne, et sortit.

Il neigeait.

Et pas qu'un peu.

Le vieux devait se les geler sur son trottoir, plus tard elle lui proposerait sans doute une place sous son toit, mais il refuserait, comme tous les hivers. Chaque fois il se gaussait en disant que ce n'étaient pas trois flocons qui allaient le tuer, même lorsqu'il toussait à cracher ses poumons.

C'était ça le souci avec le troisième âge, ça rend fragile, mais têtu comme un âne, comme les mômes en fait, à croire que la vie rebouclait au bout d'un certain nombre d'années.

Au moins elle avait fait du grog, et dans l'autre thermos clapotait une bonne soupe, le genre qu'elle buvait étant môme, un vieux truc de paysan, épaisse et nourrissante. Ça lui ferait du bien au papy.

Elle réajusta son châle sur ses épaules, Laz avait bien choisi, il était splendide, tout en dégradés de vert dans une étoffe soyeuse et tenant sacrément chaud. Elle avait rougi en avouant avoir jeté son dévolu sur lui car l'une des teintes était celle des cheveux de Péri. Cela avait fait sourire Patronne, ah, les jeunes et leurs amours.

La première fois qu'elle l'avait vue, elle n'avait pas donné cher de sa peau, à cette gamine. Mignonne à croquer avec ses tenues de princesse partant au bal et ses longues mains ni vraiment blanches, ni vraiment pâles.

A côté de P, elle détonnait, l'une portait sur son visage sa marginalité, l'autre semblait tout droit sortir  d'une Asie fantasmée. A cause de ça, elle avait parié que ça ne durerait pas.

Patronne traversa la Tamise, dans son ventre, le bébé s'agitait, il n'avait pas l'air d'apprécier cette balade nocturne. Il allait devoir s'y faire, de toute manière ce n'était pas comme s'il pouvait aller voir ailleurs.

Et puis Lazuli l'avait surprise, un jour qu'elles se baladaient du côté des égouts, au bord de l'un de ces canaux souterrains où clapotait une eau noirâtre, elle avait sauté dedans, sans prévenir, pour en ressortir un machin tout tordu et franchement laid. Quelques jours plus tard, l'abomination était devenue une œuvre d'art qui trônait maintenant dans la salle du Resto.

La bohème des profondeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant