La première fois

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Je suis Nam joon. 

J'ai sans cesse cette image d'un monstrueux chien noir aux yeux blancs qui me hante l'esprit chaque fois que je vais au boulot. La raison: ce mystérieux prospectus arrivé un de ces jours sur la table de mon bureau. Je l'ai tout de suite déchiré puis jeté.



J'ai, en quittant le travail ce soir, comme l'envie de changer d'air. La vie des bureaux a beau être trépidante, je n'en suis pas moins fatigué. Les voix des collègues, celles des clients, elles m'ont toutes donné mal au crâne. Non, décidément j'ai besoin de me détendre, de penser à autre chose. Bizarrement, l'ambiance peu feutrée et à coup sûr alcoolisée d'un bar où d'un restaurant ne me tente guère. Je n'ai pas faim qui plus est alors pourquoi n'irais-je pas m'essayer aux baraques à foutre ?

Je crache un nuage de fumée bleu néon dans la nuit. La rumeur continue de m'ennuyer, comme si elle caressait l'intérieur de ma tête avec des griffes. Je décide de m'éloigner du centre de Séoul 2 pour trouver le silence de sa banlieue. Le métro est bondé de fétards et de vieux. Dernier effort avant de trouver ce que je cherche. Lorsque je remonte à la surface, c'est un air frais et quasiment pur qui vient me trouver. Il s'infiltre sous mon costume triste, fait s'hérisser chaque parcelle de pilosité recouvrant mon corps. Je ferme les yeux et respire avant de commencer à tracer dans une ruelle dénuée de toute lumière. Seule celle d'un certain établissement me permet de m'orienter sans crainte.

La décision de découvrir ce monde peu glorieux qu'est celui de la prostitution, je l'ai prise il y a de cela plusieurs longs mois. Je me suis penché sur le sujet avec beaucoup de curiosité. Non pas que je recherche spécifiquement un rapport charnel avec un individu de tel ou tel sexe, je désire simplement y voir clair dans cette drôle de machinerie qu'elle le consentement à la commercialisation de son corps, la mise sur le marché de son bien le plus cher, de sa personne. Peut-t-on vraiment séparer corps et être ? Âme et corps ? J'ai beau être le stéréotype parfait du salary man en toute sa splendeur, je ne demeure pas moins fasciné par ce genre de question. Ici, en Corée du Sud, cela doit faire une dizaine d'années que les réseaux de prostitution masculine ont proliféré. Je n'étais pas né lorsque le pays a entamé sa libération sexuelle mais c'est probablement ce qui explique l'expansion de ce commerce. Celui de la prostitution féminine n'a pas dépéri pour autant à ce que je sache même si je dois bien avouer moins m'y intéresser. Et la raison de cette différenciation m'échappe. Je ne crois pas avoir un semblant d'orientation sexuelle définie de toute manière. Un peu comme la majorité de la population qui s'est vue devenir progressivement plus libre à ce propos avec une hausse très importante de la bisexualité ces dernières années. Cela va sans dire que l'asexualité n'est pas restée en marge de tout ce changement de mœurs. Encore une grande évolution du 22ème siècle. Je n'en pense pas grand chose pourtant. Tout ce que je sais c'est que je peux être amené à désirer n'importe qui. Il n'y a que ce système de nominations des orientations sexuelles qui m'apparait quelque peu inutile aujourd'hui dans une société bien plus libre qu'il n'y a un siècle. Encore faut-il se poser la question du gouvernement et de sa place... C'est une histoire qui susciterai bien mon intérêt si j'étais au bureau.

L'enseigne lumineuse qu'affiche la maison close est assez criarde pour attirer l'œil de n'importe quel vagabond tardif qui se serait aventuré un peu trop loin de sa zone de confort. C'est exactement ce que je ressens en ce moment même si l'idée de transgresser cette ségrégation socio-spatiale me dépouille de toute peur. La libération sexuelle n'a pas effacé les inégalités, ni la pauvreté orchestrant depuis la nuit des temps ce déséquilibre. Il y a dans ce monde les hommes prédominants et ceux qui vivent toujours dans l'ombre jusqu'à leur mort. Ceux là ne sont même plus en quête d'ascension et meurent dans une misère au delà de la pauvreté matérielle et sociale, en silence. J'appelle généralement cette réalité fatidique le déséquilibre humain. Quand je suis ivre après le boulot certains soirs de semaine avec mes collègues, je penche plutôt pour "suicide social". Et j'ai l'alcool heureux.

Les chiens (n.jin)Where stories live. Discover now