Chapitre 2

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Seulement trois chambres séparent la mienne de celle du prisonnier que tout le monde appelait Le Peintre. Il n'avait pas été interdit à ce dernier de pratiquer son art - sujet à d'importantes crises d'angoisse et autres pathologies psychologiques se répercutant sur la santé, une prohibition pareille l'aurait probablement tué. Il avait en revanche été interdit au Peintre de représenter des êtres humains, et chacune de ses œuvres était scrupuleusement inspectée par nos geôliers. Le Peintre était terrifié, et était par conséquent le plus soumis de nous tous. Il respectait les règles qu'on lui avait imposées, et se contentait de peindre des paysages. Il parlait peu, et ne répondait jamais aux questions que nous lui posions sur ses toiles. Il craignait tant nos geôliers et infirmiers qu'il n'évoquait jamais son passé. Nous autres, nous avions tous un jour ou l'autre enfreint le règlement en sifflotant un air proscrit, en déclamant des vers bannis, en échangeant avec un camarade des répliques de films censurés ; le Peintre, lui, tremblait dans le silence. Il me faisait de la peine. Qu'espérait-il, en obéissant ? Nous étions tous foutus, que nous soyons soumis ou subversifs.
Un soir, j'avais pris le Peintre à part dans un des rares coins de notre prison qui n'était pas balayé par le regard lourd et omniprésent des caméras de surveillance. Je lui avais alors fait part d'une requête qui avait rendu son visage osseux très pâle, puis très rouge. Paniqué, le Peintre avait voulu crier, appeler un infirmier et me dénoncer ; il n'en avait pas eu le temps, puisque je l'avait bâillonné avec ma paume - en prime, comme je ne pouvais pas encadrer sa tronche de faillot, je lui avais tordu le bras dans le dos. Pour le convaincre de me rendre service, j'avais dû avoir recours à la violence - avec les imbéciles, il n'y a que ce type de méthodes qui fonctionne -, mais j'avais eu gain de cause. Le Peintre avait exécuté la mission que je lui avait confiée, et nous n'en avions parlé à personne ; cette histoire devait rester secrète, car si elle arrivait aux oreilles des infirmiers nous serions tous les punis.
C'était donc en tordant un bras et en étouffant le cri d'un homme dans ma paume que j'avais obtenu l'unique "portait" de famille sur lequel je figurais et sui n'avait pas été brûlé. J'avais obligé le Peintre à dessiner une scène d'après mes descriptions, et à me représenter en compagnie de la famille à laquelle j'avais été arraché après la Libération. En fait, ce portrait n'était pas très réussi. Nous étions cinq : ma fille, mon épouse et les jumelles que nous avions eues ensemble. De tous ces personnages, j'étais le seul ressemblant. J'avais dit au Peintre de m'imaginer plus jeune, plus chevelu et plus vigoureux ; globalement, c'était réussi, même si le Peintre m'avait dessiné un peu plus beau que je ne l'avais jamais été.
Le Peintre avait choisi de nous représenter, ma compagne et moi, bras dessus bras dessous, souriants. J'avais fermé les yeux pour me concentrer sur mes souvenirs et fournir au Peintre une description détaillée de Louisa Burbeck, la femme que j'aimais. Seulement, sur ce dessin, les boucles blondes de Louisa descendaient trop bas de manière pas assez anarchique, ses yeux étaient trop clairs, ses doigts trop fins et son sourire pas assez discret, pas assez élégant. Louisa n'avait rien de cette poupée parfaite dessinée par le Peintre : sa beauté était un alliage parfait entre bestialité et élégance. De son attitude suintait une assurance rassurante, dénuée de toute prétention, dans laquelle je me réfugiais régulièrement. Moi, j'étais arrogant, parfois à tort. À côté de Louisa, je n'étais qu'un lourdeau bling-bling et imbu de lui-même. Je me demandais régulièrement pourquoi une femme si intelligente, si cultivée, si philosophe, avait pu accepter de m'épouser ; depuis que j'étais dans cette maison de redressement, j'avais largement eu le temps de réfléchir à la question, et j'avais fini par conclure que l'amour est irrationnel.
De mon union avec Louisa étaient nées deux enfants belles comme le jour. Le Peintre les avait représentées l'une à côté de l'autre. Elles étaient quasiment symétriques, d'autant plus qu'elles étaient vêtues de la même manière et que les plis de leurs habits étaient presque identiques. Erin et Romane, leurs cheveux ondulés, leur regard déterminé, leur demi-sourire malicieux. Dans la réalité, les jumelles n'avaient physiquement rien à voir l'une avec l'autre. Erin avait une apparence sombre, froide. Ses cheveux noirs étaient constamment emmêlés, et ses paupières lourdes tombaient sur ses iris si sombres qu'elles se confondaient avec les pupilles. Erin n'avait que dix ans, et pourtant elle semblait déjà épuisée par la vie. Elle trainait constamment les pieds. Ses rares sourires étaient inexplicablement tristes. Cette gamine était devenue mature trop tôt, et sa lucidité l'avait rendue triste. Il arrivait évidemment à Erin d'avoir des éclaircies dans son existence : elle était prise de fous rires parfois, laissait un sourire enfantin fendre ses joues généreuses, se tapait les cuisses du plat de ses petites mains. Erin me faisait parfois peur : elle lisait des choses d'adultes, déprimait facilement et faisait des réflexions trop sombres pour une enfant. Romane était tout le contraire : elle croquait la vie à pleines dents, était sociable, prenait soin de ses beaux cheveux dorés et bouclés comme ceux d'une princesse. Elle riait face au vent, renversait la tête, souriait beaucoup, grimpait aux arbres, s'allongeait dans l'arbre, embrassait des garçons et se déguisait en fée. Romane aimait les câlins et ne parvenait jamais à bouder. Elle aimait que je lui passe des chansons, qu'elle reprenait enduite a capella, avec des paroles bricolées plus ou moins proches de la véritable version. Je lui ébouriffais les cheveux, et elle faisait mine de se fâcher. J'aimais autant Erin que Romane, et il ne me serait jamais venu à l'esprit de les comparer. L'une m'inquiétait plus que l'autre, avec ses grands yeux tristes, et il était indéniable qu'être le père de Romane était plus simple que d'être celui d'Erin. J'avais envie de profiter de la vie avec l'une des jumelles, et de sauver l'autre de sa mélancolie. Pour résumer, Erin avait l'intelligence et Romane avait la joie de vivre.
Sur le portrait figurait, un peu en retrait, une adolescente à l'apparence banale. Aurore. Ma première fille, celle que j'avais eue avec un amour de jeunesse mort en couches à cause d'une malformation. Aurore, je l'avais aimée, je l'avais élevée, je l'avais bercée seul. J'étais fier d'être son père, et je m'enorgueillissais d'avoir fait d'elle, en partie, ce qu'elle était. À dix-sept ans, elle était d'une sagesse que seule une poignée d'adultes parvenait à atteindre. Philosophe, sereine, attentive, Aurore n'avait pourtant pas confiance en elle. Je ne la connaissais pas si bien que je l'aurais voulu. J'aurais aimé qu'elle parle plus, et qu'elle pleure moins.
Je ne sais pas ce que sont devenues les quatre femmes de ma vie, après la Libération. Avant, nous étions une famille embourgeoisée un peu cliché, qui habitait dans un bel appartement dans un quartier chic de la capitale. Aurore, Erin et Romane avaient de bonnes notes et invitaient parfois des amis à la maison. Nous partions en vacances à la mer et faisions du bateau. Louisa et moi étions dans la presse, mais les passants ne nous arrêtaient jamais ; moi, j'étais plutôt à la radio, et elle plutôt dans la presse écrite. Beaucoup de politiques et de militants nous détestaient, mais nous aimions tant notre métier que cela ne suffisait pas à nous en dégoûter. Tous les deux, nous travaillions tard, nous passions des coups de fil et rédigions articles et chroniques la nuit. Même quand la Libération a commencé à se profiler, nous sommes restés. Nous avons affronté les extrémistes politiques et avons exposé leur dangerosité aux yeux de tous jusqu'aux dernière instants, peut-être parce que nous nous pensions naïvement capables de les arrêter. Nous aurions dû fuir, cela n'aurait rien changé à la donne ; je regrette de ne pas avoir mis à l'abri mes filles. Je regrette de ne pas avoir sauvé ma famille. Je regrette de devoir passer par un dessin laid et mal fait pour ressusciter les instants de bonheur innocent et simple que j'ai partagés avec mon épouse et mes enfants. À présent, Louisa est sans doute emprisonnée dans une maison de redressement comme celle dont je suis captif. Erin et Romane sont certainement elles aussi passées par cette épreuve, puis ont été relâchées. Aurore, elle, ne s'en est certainement pas sortie - en plus d'être la fille d'un journaliste maudit et de ne pas avoir la peau tout à fait blanche, elle avait une caractéristique qui l'a probablement menée à sa perte.

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⏰ Last updated: Oct 07, 2017 ⏰

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