Chapitre 5: Viktor

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"How can those eyes that burned so brightly,
How can they burn so pale?"
Simon and Garfunkel, Bright Eyes

Elliot se dirigea vers l'entrée en grommellant. Qui le perturbait dans sa lecture à une heure pareille?
Il avait recommencé à pleuvoir, les larmes de la nuit s'écrasaient sur sa fenêtre en un vacarme assourdissant.
Fronçant les sourcils, le jeune homme considéra la silhouette qui se détachait derrière les carreaux troubles de la porte. L'ombre était loin d'être massive, bien que plus grande que lui - de fait, tout le monde était plus grand que lui. Cependant, elle dégageait, même à travers la vitre sale, quelque chose d'imposant, de charismatique qui semblait familier à Elliot.
La sonnerie retentit a nouveau, stridente, lui donnant la migraine. Agacé, il se résolut finalement à ouvrir la porte, et fit un pas en arrière en découvrant son visiteur.
Celui-ci, trempé, dégageait un parfum capiteux, mélange de pluie, de cannelle et d'autre chose, quelque chose d'inidentifiable qui, après toutes ces années, demeuraient un mystère pour Elliot. Ce n'était pas désagréable, seulement impressionnant. Tout, dans l'être et les manières de l'arrivant, était impressionnant.
Par réflexe, le jeune homme recula encore, et l'envahisseur en profita pour entrer et refermer, sans gêne, la porte derrière lui. Vaincu, son hôte contraint retourna dans la cuisine, et leur prépara deux cafés.
Noirs. Sans sucre. Amers.
L'autre, sans prendre la peine de se déchausser, s'assir sur une chaise à la petite table de voix et posa sur lui un regard concentré. Lorsqu'une tasse de café, chaude et fumante, apparut devant lui, il la considéra un instant avant de soupirer et de croiser bras et jambes. Son regard, à nouveau fixé sur lui, attendait.
"Viktor, lâcha finalement Elliot d'une voix froide.
-Petit-frère.
-Qu'est-ce que tu fais là? Depuis combien de temps tu es en ville? Pourquoi tu ne m'as pas prévenu de ta venue? Comment va maman? Qu'est-ce que tu attends de moi?
-Eh bien. C'est sombre, chez toi. Ça sent le renfermé. Tu devrais aérer plus souvent, je trouve.
-Qu'est-ce que tu veux? Tu as besoin d'argent, c'est ça?
-Ne sois pas ridicule, je reçois plus d'argent par mois que tu n'en gagneras jamais.
-Alors quoi? Qu'est-ce que tu fais chez moi?
-Je suis simplement venu rendre visite  à mon petit-frère, tu ne me crois pas?
-Non."
La réponse avait jaillie, sincère, implacable. L'invité avala sa salive, le visage concentré d'un joueur de poker, et se tut un instant. Puis, il reprit, d'une voix plus grave, plus amère:
"Ça faisait longtemps.
-Ouais. Depuis...
-Depuis l'enterrement, non?
-Je crois. Ça fait combien de temps?
-5 ans.
-Déjà?
-Ça passe vite, hein?
-Ouais. Et en même temps, ça ressemble à une éternité.
-Pour moi aussi.
-C'est bizarre. Il etait vieux, et on savait que ça arriverait, mais même comme ça...
-Il te manque?
-Ouais. Quel vieux con, avoir des gosses à son âge!
-À moi aussi.
-Comment va maman?
-Elle tient le coup. Ça fait déjà 5 ans, après tout.
-Ouais... J'irai la voir, un de ces jours.
-C'est ce que tu disais toujours quand on t'appelait.
-Ça fait un an que vous n'appeliez plus.
-Parce que tu ne venais jamais."
Il y eut un silence, durant lequel les deux hommes avalèrent leur café sans un bruit, sans oser se regarder.
"J'ai appelé ton patron, aujourd'hui, annonça soudain Viktor, de but-en-blanc.
-Tu as quoi?
-Je voulais savoir comment tu allais. Il m'a dit que tu étais à l'hôpital.
-Ah ouais, ça, c'est...
- Pas la première fois. Il m'a dit que ça arrivait régulièrement.
-Ouais, c'est...
-Il m'a dit que tu passais tes nuits au bureau.
-Oui, mais...
-Que tu ne parlais jamais que de ton travail.
-Hum...
-Qu'il ne te voyait jamais manger pendant la pause, et que tu ne buvais que du café.
-Eh bien...
-Elliot. Réponds-moi sincèrement. Comment tu vas?
-Viktor, je... Je fais ce que je peux.
-Ce n'est pas suffisant, manifestement.
-Je n'ai pas besoin d'aide.
-Et qui a décrété ça?
-Écoute, on en a déjà discuté, Viktor. Et puis, je doute que tu sois venu me voir pour te soucier de ma sante donc crache le putain de morceau!"
Il s'était levé, et avait crié. Choqué, une lueur triste dans le visage, son aîné avait reculé, et le considérait désormais avec inquiétude. On aurait dit qu'il pesait chacun des mots qu'il allait prononcer, qu'il manipulait avec précaution une poupée de porcelaine qui menaçait à tout moment de se briser.

"Elliot... J'ai besoin de ton aide.
-Nous y voila.
-C'est pour un de mes patients. Il s'appelle...
-Qu'est-ce que j'en ai à foutre de son nom?" s'énerva Elliot. Il ne se sentait pas seulement dérangé, agacé, mais aussi... déçu. Au fond, il aurait voulu que son frère soit venu pour lui. Malgré tout.
"Tu en as à foutre qu'il va habiter ici, répondit brusquement l'autre, d'un ton calme et désolé.
-Quoi?! s'étrangla le jeune homme.
-Il a besoin de ton aide. Il ne veut pas me parler, il a déjà essayé de se suicider plusieurs fois. J'ai lu son dossier, il est considéré sans espoir. Mais moi je n'y crois pas.
-Quel rapport avec moi?
-Tu peux l'aider.
-C'est gentil mais je refuse.
-Écoute, Elliot...
-J'aimerais bien t'aider, mais j'ai pas envie."
Au fur et à mesure qu'ils parlaient, le jeune homme s'approchait de son aîné, de plus en plus nerveux et agacé. L'autre, reculant peu à peu, se trouvait maintenant adossé à la porte d'entrée.
"Il se trouve que tu n'as pas le choix, lança-t-il, serrant les dents.
-?
-J'ai parlé à ton patron. Il est inquiet pour ta santé. Je l'ai convaincu que cette colocation allait t'aider.
-Tu as quoi?
-Si tu ne l'aides pas, tu es viré. Elliot, c'est ta dernière chance."

Le jeune homme écarquilla des yeux furieux. Tremblant de rage, il ouvrit la porte, et lui ordonna du menton de partir. L'autre s'exécuta, lui jetant un dernier regard triste.
J'en veux pas, de ta pitié, songea-t-il.
Et il claqua la lourde porte.

Viktor marchait sous la pluie battante. Du revers de la main, il essuya une goutte salée, plus chaude que les autres, qui s'était emmêlée aux larmes du ciel. Il était tellement désolé... Mais s'il fallait qu'Elliot le haisse pour qu'il aille mieux, soit. Il ferait tout pour son frère, pour qu'il redevienne comme avant. Il se souvenait de tout, de comment ses yeux brillaient, lorsqu'ils discutaient, auparavant... De son sourire lorsqu'il évoquait ses amis, les filles de son école...
Avant.
Avant que tout ne s'écroule.
Avant qu'Elliot ne se renferme sur son secret, ce secret si sombre que Viktor était le seul à soupçonner. Il ne voulait pas croire ses doutes, mais il voulait savoir...
Peu importait.
Il trouverait la vérité, il sauverait Elliot. Mais pour celà, il avait besoin de Louis. Et pour aider Louis, il avait besoin d'Elliot.
5 ans qu'ils ne s'était pas vus...
Mais 16 ans qu'il lui manquait.

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