Chapitre 11: Le professeur

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Elliot ne dormit plus de la nuit. Les lumières de la ville, fantômatiques, passaient à la fenêtre, couvrant la pièce par moments de grands voiles colorés. Parfois, des bruits retentissaient, isolés, comme venant d'un autre monde. Le vrombissement d'une moto, une sirène d'ambulance. C'était aigu. Bruits sourds.

La présence d'Elliot, lourde, pesait contre ses yeux, l'empêchant de fermer ses paupières. Il ne pouvait pas retourner dans la pièce. La pièce, sa pièce à lui, sa pièce secrète, il ne pouvait pas s'y rendre. Le regard, trop intense, de l'intrus l'avait déja abîmée. Il en aurait pleuré.
Mais ça allait encore, il n'était pas entré, il se contentait de regarder. Louis. Louis et son regard de plomb, Louis et son regard de feu, il n'était pas entré.
Il y retournerait, Elliot.
Mais pas demain. Ni après-demain.
Le jour d'après, peut-être, s'il était courageux.
Il ne pouvait pas retourner se réfugier dans son sanctuaire. La porte de sa chambre, entrebaillée, laissait voir une obscurité d'encre noire. Des ombres dansaient sur la poignée, des mains, les mains du passé, grosses et rudes, et sales, tellement sales. Ombres chinoises. Oscillaient, oscillaient. Qui voulaient sortir, le poursuivre, le saisir.
Elliot devait partir.

Un pull gisait sur le canapé, le plus épais qu'il ait. C'était un pull en grosse laine carmin, à la couleur un peu passée. C'était son préféré, bien qu'il soit de quatre tailles trop grand pour lui. C'était celui de son père.
Elliot l'enfila en serrant les dents. Ne pas y penser. Ne pas pleurer. Le pull sentait la menthe et l'eau salée.

Le jeune homme sortit dans les rues sombres. Il avait plu. Cette humidité légère qu'avait le ciel sentait bon. C'était une nuit surréaliste, le silence d'après l'orage. Elliot l'aurait presque trouvée belle, s'il avait eu le courage de l'admirer. Mais l'obscurité était mauvaise, l'obscurité était sale, et elle faisait peur.
Un éclat de nuit, accroché à ses chevilles, le poursuivait.

Il marchait, marchait, il savait où aller, sans trop savoir ce qui l'attirait là-bas. La nuit, de plus en plus trouble, de plus en plus aveugle, se noyait dans un brouillard glacé. De fines goutelettes, planant autour de lui, venaient se coller sur ses joues, et brillaient un instant, humides, comme s'il avait pleuré. Les voitures passaient, il marchait sous les réverbères, les feux brillaient, oscillant entre le vert et le rouge, dans un éclat orangé. Nappes blanches. Nappes rouges, vertes, oranges, jaunes.
Nappes bleues.

Le pont.
Il y en avait des centaines, de ponts, dans Paris. Des plus beaux, des plus poétiques, des plus luxueux, des plus chargés d'histoire. Mais ce pont-là, c'était son préféré. Petit, maigre, fragile, comme sur le point de s'écrouler, pourtant il tenait bon. Il ne l'avait jamais cherché sur une carte. Le pont était anonyme. Il aimait ça, aussi.
Et parce qu'Elliot n'y allait que pendant les nuits de brouillard, quand l'horizon avait disparu et que le ciel se fondait avec le fleuve,
Ou la mer,
Ou les cascades d'écume de Paris,
Il doutait toujours un peu de l'existence du pont.

Alors il s'asseyait sur la ballustrade, les jambes qui dansaient dans le vide, à sa place sous le lampadaire bleu qui vacillait. Il ne regardait pas, il avait bien trop peur. Non, il sortait un livre, comme toujours, et il lisait. C'était là qu'il sortait, quand les ombres l'assayaient, quand son refuge ne lui suffisait plus. Quand quelqu'un ou quelque chose venait troubler son sanctuaire. La dernière fois, c'était après un appel furieux de Viktor, deux ans auparavant. Ça aurait très bien pu être la veille.

À travers les pages, la petite fille aux allumettes vivait encore. Elle grandissait, devenait femme, elle avait son âge dans les dernières pages. Et Elliot ressentait la rage et la mélancolie d'un homme qui serait tombe amoureux sur un dernier souffle, et qui se souvenait en tremblant de toute leur histoire, et de tout ce qu'elle aurait pu être.
Si seulement...

"Tu n'as pas froid?" l'interpella une voix. Chaude. Abîmée, un peu vieille. Étrangement familière.
Comme il ne répondait pas, l'homme vint s'asseoir sur la ballustrade, à côté de lui, restant dans l'ombre du lampadaire.

"C'est un joli pull. Il sent la mer."
Elliot ne voulait pas parler, mais un noeud dans sa gorge, qui le brûlait, remonta sur sa langue en une réponse instinctive, qu'il regretta aussitôt.
"C'était à mon père."

Il ferma les yeux, s'attendant à la pitié, mais ne vint pas ce dégoût attristé auquel on l'avait habitué.
"Il te manque?
-Non.
-Est-ce que c'est un mensonge?
-Je ne sais pas."

Long silence.
Puis,
"J'ai eu une fille, un jour. Mais j'étais stupide. Sa mère était partie depuis longtemps, et jamais je n'ai été capable de m'occuper d'un enfant. Elle est partie quand elle avait douze ans. Des années plus tard, ils l'ont retrouvée morte. Je ne voulais pas chercher à savoir, à comprendre, mais je lui devais au moins ça. Alors j'ai tout reconstruit, patiemment. Et toutes les nuits, sans exception, je revois ces images, alors je viens ici. Et toi?
-Moi? Je ne sais pas... Avec le ciel noir qui est partout, et le lampadaire qui me protège, à ma place sur la ballustrade... Je ne sais pas. Je ne me sens pas vraiment dehors, c'est comme si j'étais en sécurité ici.
-Tu l'es. Tu sais comment s'appelle ce pont?
-Non.
-Moi non plus. C'est sans doute mieux comme ça.
-Monsieur? Est-ce que... Est-ce qu'il existe? Est-ce que tout ça, c'est réel?
-Je ne sais pas. Est-ce que ça changerait quelque chose?
-Je ne sais pas.
-Je vois. Au fait, moi c'est Martin Elan."
Troublé, le jeune homme relut le nom, sur le manuscrit, juste en dessous du titre. Martin A. Elan, évidemment. Mais il ne dit rien.

"Et toi?
-Moi? Moi, c'est Elliot.
-Juste Elliot?
-Rien d'autre.
-C'est bien. Je dois partir, Elliot. Tu es à demi dans le vide, le fleuve est loin, tu sais. Ne tombe pas."

Et l'homme partit. Elliot observa un moment sa silhouette sombre qui se promenait entre les nappes de couleurs. Blanche. Rouges. Vertes. Jaunes. Orangées.
Il cligna des paupières, et l'homme disparut au coin d'un réverbère.
Nappe bleue.

The AshtrayWhere stories live. Discover now