Orphelins (Liberté)

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Avoir de la diversité génétique est essentiel : car alors, le jour où l'environnement change, au moins certains survivent. Avoir une culture qui accepte la diversité est essentiel : car alors, le jour où les circonstances d'un individu changent, il continue de vivre comme un être humain entier. Je veux bien croire que Chesna n'aurait pas besoin d'une culture qui accepte les différences si ces différences n'existent pas. Mais ces différences existent ! Les manipulations génétiques ne suffisent pas à tout éliminer ! La vie survient : la vie qui comportera toujours des imprévus et des accidents, des chutes, des chocs, de nouveaux virus, et ainsi de suite. Il y aura toujours des handicaps, des maladies, et toutes ces choses qu'ils croient pouvoir éviter mais dont ils ne peuvent en fait jamais que réduire la probabilité. Plus ils réduisent la probabilité des différences, plus ils font en sorte que ceux qui subissent les circonstances du sort se sentent isolés, différents, regardés comme tels, et malheureux. Leur recette n'est pas infaillible et ne le sera jamais ; c'est ce qui rend leur façon de considérer la différence tellement inacceptable.

Toutes les normes qu'ils imposent, toutes les idées dans lesquelles ils croient fermement : comme quoi les gens ont besoin de ci et de ça, besoin de deux parents et de deux jambes et de tant d'amour et de tant d'enfants et de tant de respirations par minute. Ils ne font que stigmatiser ceux qui n'entrent pas dans leurs formules arbitraires. Parfois ils réussissent à les faire disparaître complètement, et c'est odieux. Mais quand ils ne réussissent pas à les faire disparaître, ils les déconsidèrent ; et c'est peut-être plus odieux encore.

Prenons par exemple la façon dont ils traitent les orphelins. Ceux qui ont perdu un parent, et qui, toujours plaints par tous leurs camarades et tous les adultes alentours, grandiront en pensant qu'il leur manque forcément un tas de choses nécessaires, alors que ce n'est pas le cas. Et ceux qui se retrouvent complètement seuls, ayant perdus leurs deux parents et sachant qu'ils ne pourront jamais en avoir d'autres. Parce que l'adoption est considérée à Chesna comme une sous-parentalité. Qui là bas voudrait d'un enfant venu avec des gènes choisis par quelqu'un d'autre ? Pas grand monde, malheureusement. Et même quand ils finissent par être adoptés, comment ces enfants sont-ils considérés ? Ni gènes partagés ni gènes choisis, ils sont vus comme des enfants que leurs parents adoptifs subissent. L'adoption n'est à leurs yeux rien d'autre qu'un sacrifice plein de générosité. Ces enfants ne sont pas considérés comme une chance : ni pour leurs parents, ni pour l'humanité. Ils valent d'entrée de jeu moins que les autres aux yeux des Chesnaiens ; ces enfants à la rigueur acceptés, mais jamais souhaités.

Parce que, bien sûr, quelque chose les rend fondamentalement différent des autres Chesnaiens. Mais peut-être qu'au final les orphelins sont les êtres les plus libres de Chesna. Eux au moins n'ont pas les attentes parentales qui vont dans le même sens les gènes choisis et viennent renforcer leur effet. Mais, ils subissent à côté tellement de rejet de la société, qu'il serait inhumain de dire que leur sort est plus souhaitable que celui de leurs congénères. Mais je n'arrive toujours pas à me figurer que certains puissent ne jamais être adoptés. Ils grandissent pris en charge par la société, tandis qu'à côté tous les adultes du monde les regardent avec des yeux plein de pitié mais préfèrent choisir leurs propres gosses sur catalogue plutôt que de faire le choix d'adopter un de ceux qui en ont cruellement besoin. Mais non, bien sûr, ils préféreront toujours ajouter aux humains qui surpeuplent cette terre un être de plus qui n'a jamais demandé à venir au monde, et laisser dans le malheur et la solitude un de ceux qui sont déjà là et ont cruellement besoin de quelqu'un.

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant