1. Sous une pluie glacée

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Cette histoire ne représente aucune époque, aucun événement en particulier, aucun lieu, elle peut se dérouler partout et nulle part à la fois.

***

Chaque jour, je me lève avec une sensation malsaine dans les tripes, je regarde autour de moi et je me sens déphasé, en retrait, mal à l'aise, un goût de bile me remonte alors dans la gorge.

Le monde était si différent il y a de ça quelques années, j'étais si différent. Je me souviens des rires et des bêtises que nous faisions les autres filles et garçons de mon âge, que la vie était douce en ce temps-là et sans conséquence.

Je me souviens de Tynii, de ses yeux noisette, de ses cheveux noirs de jet, de sa grande et forte carrure, de son rire grave et chaud, de son calme, de son amour de la vie, de la paix qui l'habitait. C'était mon meilleur ami, c'était mon âme sœur. Nous aimions tellement être adolescents. Puis nous avons dû devenir adultes, si vite, sans crier gare. Le monde changeait à une vitesse vertigineuse et nous avons été emportés dans une spirale de haine. Un jour, un parti ségrégationniste a pris le pouvoir et j'avais alors découvert, plein de ma naïveté, qu'il existait une différence entre les gens, entre la couleur de leurs peaux, entre leurs religions. Je découvrais que mon père et ma mère croyaient en ces idées, j'essayais de les comprendre sans les juger et là fut mon erreur.

Chaque jour, je m'enferme en moi-même pour oublier ce que ces dernières années on fait de ce que j'étais, ce que mes parents, les gens du parti ont fait de moi. Je m'enferme et je me mets aux fers et je laisse mon père prendre les commandes de mon esprit. Je ne pense plus, je ne suis plus. Ou plutôt je deviens son instrument. J'aurais pu faire les choses différemment, mais l'amour que j'avais pour mes parents m'a mené sur cette voie funeste. On peut penser qu'il est simple de s'effacer et de mettre un autre que soit aux commandes de sa vie, juste se laisser porter, mais ce fut la chose la plus difficile que je du faire du haut de mes quatorze ans. J'avais alors pris tout ce j'étais et je l'avais caché au plus profond de moi-même et j'étais devenu quelqu'un d'autre, un autre Johansé. J'ai enterré tout ce qui faisait que j'étais moi et avec moi, j'ai enterré ce que Tynii avait était avant qu'on le parque comme un animal dans cette immense cage.

Il neigeait la dernière fois que je l'ai vu, à gros flocon, il était dans une file de gens, la plus longue file que je n'avais jamais vu, on le faisait entrer dans l'antre de la faim, l'antre de la souffrance ; en enfer. Penser à ce à quoi il doit ressembler aujourd'hui, s'il est encore vivant, me terrifie. Je l'imagine avec sa grande carcasse maigre, devant réussir à se tenir sur ses jambes malingres et à cette idée je me glace.

Qu'est-ce que j'aurais pu faire en tant que blanc ? Leur dire de me mettre avec eux, ça n'aurait jamais marché, j'aurai seulement été exécuté comme opposant au régime. M'enfuir, passer la frontière, l'abandonner ici. J'y ai déjà pensé, dans un moment de doute, dans un moment de souffrance, mais je ne pouvais pas m'y résoudre. J'ai choisi d'aider quand je le pouvais, de résister au parti à couvert de la nuit. Je me prépare en attendant le jour où je le sauverais lui.

Mon père est ce qu'on appelle un Capé, il dirige vingt-huit unités de soldats et tous leurs crimes sont les siens. Mon père ira droit en enfer même s'il pense le contraire. Il m'a obtenu un poste de surveillant à ma demande. Tous les jours, je me rends au « mur » et je marche le long de celui-ci comme un dément. Le mur entoure l'enceinte du ghetto qui fait un peu plus vingt kilomètres, et à ce titre il est divisé en vingt secteurs. Je passe le plus clair de ma nuit à le longer et parfois à tuer. Aucun des « autres » ne doit s'enfuir, en passant par-dessus, mais le plus souvent par-dessous, voire parfois même par le milieu à l'aide d'explosifs. J'ai un binôme du nom de Hictor, un grand bonhomme d'une quarantaine d'années, barbu et absolument insupportable. Nous repassons le secteur dix-sept, environ trois fois par heure, puis mon binôme s'en va vers le secteur seize, échanger des informations sur le déroulement de la nuit, puis revient et c'est moi qui pars vers le secteur dix-huit pour donner mes informations puis nous recommençons à sillonner le secteur dix-sept, en long en large et en travers.

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⏰ Last updated: Jul 17, 2018 ⏰

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