Chapitre 6 : Rengaine

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Dans un certain sens Néven avait raison ; sa vie ne ressemblait qu'à une vulgaire rengaine, à une phrase qu'on vous susurrerait maintes et maintes fois à l'oreille sans jamais marquer d'arrêt pour respirer. La journée il dessinait, et à l'arrivée de l'étoile du Berger Jude arrivait. Ils buvaient ensemble, parlant des incessants problèmes de vie de Néven. Parfois même, de plus en plus souvent, ils fumaient un joint ou deux à l'abris des regards. Mais au fond, Néven savait que plus le temps s'écoulait dans le grand sablier qui rythmait sa vie, moins il aurait mal. La délivrance était proche, pas encore à portée de main, mais presque.

Ce soir, et comme à leur habitude, ils sortiraient lorsque la nuit serait noire et monteraient au sommet d'une colline dans le but de contempler les étoiles sans être gênés par les habitations. Alors, ils se sentiraient petits. Néven expliquerait à Jude, une énième fois, parce qu'il l'avait vue, avait été le plus grand témoin de la petitesse humaine. Et Jude l'écouterait encore et encore sans rien dire. C'est ce qui aurait dû se passer ce soir-là, si Néven n'en avait pas décider autrement. Ce soir, ce serait au tour de Jude de se livrer enfin, elle aurait le droit à son moment de parole.

Au moment où Néven s'occupait de quelques modifications sur ses dessins, Jude était encore assise sur sa chaise de bureau à écouter un énième patient lui déblatérer les raisons prouvant à quel point sa vie était nulle et sans intérêt. Elle ne s'en fichait pas. Elle était une femme douée pour écouter, et aimait ça. Son métier n'avait pas été choisi au hasard. Elle était faite pour ça, et avait toujours voulu faire ça. Alors elle écoutait ses patients avec la plus grande sagesse et la plus grande attention qu'elle le pouvait, avant de donner des conseils soigneusement établis selon les cas. En général, elle n'avait pas vraiment besoin de réfléchir. Les mots lui venaient seuls et elle ne les retenait sous aucun prétexte. Aujourd'hui, elle s'occupait d'un jeune homme d'une vingtaine d'années ; son problème à lui c'était l'alcool. Il voulait s'en sortir, se défaire de son addiction, mais savait que ce n'était pas aussi simple que ce que les livres voulaient nous faire croire. Il était donc venu voir Jude quelques semaines plus tôt afin de se faire aider, et aujourd'hui était sa cinquième visite.

Romain, disait-elle, tu sais que ton problème d'alcool ne vient de personne d'autre que de toi-même et c'est déjà un très grand pas. Beaucoup de gens, à ta place, tentent vainement de se trouver de multiples excuses ; que ce soit leurs parents ou autre, même si au fond ils savent qu'ils sont les seuls responsables. Toi tu as compris que tu étais le seul responsable de ce que tu faisais et du nombre de verres que tu buvais. C'est ce qui fait de toi quelqu'un de fort. Faire le déplacement pour venir parler à un psy n'est pas simple, mais tu es là. Encore mieux : tu es libre, tu n'es pas en centre de désintoxication, tu n'en es pas arrivé là. Ce qui prouve une fois de plus que tu peux le faire Romain. Où en es-tu aujourd'hui ?

Pas une goutte d'alcool depuis notre premier rendez-vous, il y a deux semaines et quatre jours. Et je me sens plus libre que jamais. Je crois qu'on ne peut pas imaginer à quel point c'est dur de se défaire d'une addiction lorsqu'on n'y est pas confronté. Mais tout est réalisable. Nous n'aurons sûrement pas de deuxième chance, pas la possibilité de recommencer une vie à zéro, alors si celle-ci, de vie, me donne la chance de rattraper mes erreurs je veux la saisir. Si j'ai décidé de venir te parler c'est parce que je savais que je n'y arriverais pas seul. Je suis heureux de voir que finalement, ce n'était pas impossible. Et même si le chemin est encore long, au moins, j'ai fais quelques pas en avant.

Elle le félicita et ils continuèrent à échanger ainsi pendant plus d'une heure et demie. Jude n'avait pas pour habitude de donner des rendez-vous avec des heures fixes à ses patients. Elle bloquait parfois même une demi-journée complète pour les cas les plus difficiles. Elle trouvait inhumain le fait de donner un temps de parole précis et limité à une personne qui avait justement besoin de se livrer. C'est ce qui avait plut à Néven. Et désormais, elle bloquait toutes ses nuits pour lui, sacrifiant parfois même son sommeil.

En attendant l'étoile du Berger, Néven avait repris un vieux dessin ; le premier qu'il avait fait de Jude. Sur celui-ci, elle était assise derrière le bureau de son cabinet, un carnet de note et un stylo qu'elle n'envisageait même pas de toucher posés devant elle. Son regard était intéressé, brillait de curiosité. Il n'avait pas dessiné Jude une seconde plus tôt ni une seconde plus tard. Mais à cette seconde précise, au moment où une toute petite lueur était passée dans ses yeux. Il avait une fois de plus su capter le moment parfait, l'avait gardé chaudement en mémoire et était parvenu à le retranscrire avec une quasi-exactitude étonnante. S'il avait décidé de le ressortir ce n'était pas seulement pour se rappeler de ce court instant, c'était surtout dans le but d'ajouter quelques éléments dans le décor ; une plante grimpante qui habillait le mur blanc derrière Jude, un tableau abstrait fait de rouge et de bleu sur la gauche et quelques étoiles sur la feuille autrefois blanche qui faisait face à Jude. Simple, mais efficace, se disait-il en pensées.

Depuis quelques jours, Néven ne pensait plus qu'à Jude, la vision des étoiles se dissipait peu à peu dans son esprit. Avant, il aurait eu peu de se retrouver dans le noir complet, mais aujourd'hui c'était différent, il se sentait plus en accord avec lui-même, avait moins la tête dans les astres.

L'étoile du Berger était apparue depuis bien longtemps et les deux acolytes étaient à nouveau réunis sur le canapé du salon. Quelque chose avait changé. Ce soir-là, ni alcool ni joints ne traînaient sur la table basse, juste deux tasses de café et une cigarette chacun. Néven voulait que Jude lui parle mais sans être sous l'emprise de quoique ce soit. Il voulait entendre le ton exact de sa voix.

Vas-y, lui dit-il, raconte-moi tout.

Il n'y a pas grand-chose à savoir Néven.

Il hochait la tête mais n'en pensait pas moins. Il avait vu les anciennes cicatrices qu'elle avait tenté de cacher avec de multiples tatouages, il avait vu que, sous la rose qui ornait son poignet gauche se cachait l'une des plus profonde qu'elle avait dû faire.

Il ne voulait pas insister. Il fallait qu'elle le fasse d'elle-même, qu'elle décide seule de se livrer. Comme elle avait fait avec lui. Mais il voulait qu'elle le fasse, alors afin de tenter de faire sortir ses maux, il décida de ressortir le premier dessin qu'il avait fait d'elle, celui même qu'il avait modifié quelques heures plus tôt. Elle prit le dessin, le contempla durant quelques minutes avant de le reposer.

Néven, commença-t-elle avec un tremblement à peine perceptible dans la voix, tu sais, les fleurs ont en quelques sorte le même cycle de vie que nous ; elles naissent, vivent et meurent. Mais parfois, il arrive qu'un Homme avec un grand « H » les piétine, ne fasse pas attention à leur présence, et elles perdent quelques pétales qui seront alors leurs cicatrices les plus profondes. J'ai un peu été comme l'une de ses fleurs. Je ne sais pas si tu vois où je veux en venir, mais c'est la seule image que j'ai trouvée.

A ce moment-là, il avait en un sens l'impression d'être à la place de quelqu'un d'autre, à SA place. Et il comprenait pourquoi elle aimait ça. Cette fois, c'était elle qui parlait et lui qui écoutait, et ça ne lui déplaisait pas. Il aimait la sensation d'être important pour quelqu'un ; d'être sa béquille, sa bouée de secours. Il en avait eu marre de trop parler, et qu'elle doive l'écouter alors même qu'elle n'était plus sa psy mais son amie. Pour une fois, il voulait juste l'écouter, et pourquoi pas, savoir ce qui l'avait tant tourmentée durant sa jeunesse, mais ce serait la prochaine étape. Il ne voulait pas non plus la brusquer.

Son truc à lui c'était le dessin, pour elle, l'écriture. Il s'en était rendu compte en voyant le petit carnet délabré qu'elle promenait toujours avec elle. Des bribes de textes en sortaient ici et là, formant un amas de lettres et de mots écrits à la plume, d'une écriture très fine et serrée, ne laissant plus une place pour la blancheur naturelle des feuilles. Elle tira un bout de papier noirci de son carnet et le lui tendit comme si elle l'avait préparé depuis bien longtemps et n'attendait plus que le moment propice pour lui donner. Néven s'en empara, le déplia et lorsqu'il lu ce qu'elle avait écrit, il comprit presque tout.


L'AstromanWhere stories live. Discover now