I- Le modèle

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Je courais à en perdre haleine et manquai plusieurs fois de tomber. Je sentais mon cœur battre dans ma tête et un énorme point de côté me faisait terriblement souffrir. Je ne pouvais pas arriver en retard, pas cette fois-ci. Je vis au bout de la rue les immenses portes de bois qui donnaient sur mon école, elles étaient encore ouvertes. Je réunis les dernières forces qui me restaient et j'accélérai mon allure ; mes poumons me brulaient, je ne ressentait plus mes jambes. Mes lunettes glissaient de mon nez et mon sac à dos pesait de plus en plus lourd. Enfin, j'étais devant l'école. Je franchis les deux énormes portes, je pouvais reprendre mon souffle, la course était terminée, j'étais arrivé à l'heure.

Lorsque je ne sentis quasiment plus ma brûlure aux poumons, je me levai et me dirigeai vers les toilettes pour me passer de l'eau sur le visage. Je me regardai dans la glace et vis mon visage qui avait prit une tournure rouge vive. Je laissai couler le robinet pour que l'eau devienne suffisamment fraîche. Mes boucles blondes me collaient le visage et ma peau était devenue moite. Je passai ma main sous l'eau froide et l'essuya sur ma figure. Je saisis mes lunettes rondes qui étaient accrochés à mon pull et les posa sur mon nez; beaucoup mieux. La sonnerie retentit, cette musique m'exaspérait, un semblant de mélodie qui ressemblait à du xylophone servant, selon le proviseur, à stimuler notre âme d'artiste.

Notre proviseur était un quinquagénaire, un peu costaud. Il avait un début de calvitie qu'il tentait tant bien que mal de cacher en rabattant le peu de cheveux qui lui restait sur son crâne luisant à l'aide d'un peu de gel. Il prenait également soin, chaque matin après s'être coiffé, d'entretenir sa petite moustache en frictionnant les extrémités de celle-ci et brossait son petit bouc. Mais, malheureusement, cet amusant personnage me trouvait un peu trop rêveur à son goût. Comment pouvait-on reprocher à un gamin étudiant en art d'être trop rêveur ? Enfin, je savais que le moindre retard pouvait causer mon renvoi en vue des propos négatifs qu'avaient mes professeurs à mon égard.

Je me décidai d'entrer dans ma salle de cours. Les murs des couloirs de l'école étaient remplis de fresques colorées et de citations qui devaient, je suppose, nous inspirer. Un dessin en particulier m'attira l'œil. C'était un visage de femme, long et fin qui semblait fondre, et les gouttes qui dégoulinaient de son front donnaient des gouttes de pluie et arrosaient le village qui se situait au-dessous d'elle. Le dessin était fait au noir sur le mur blanc en un seul trait. Le pinceau de l'artiste semblait très léger.

"-Alors, tu te dépêches Boucles d'or ? Les cours vont commencer et la Gorgone va encore gueuler ! râla Marcus.

- Oui j'arrive ma belle ! » répondis-je interrompu dans mes rêveries.

Marcus était un assez bon ami que j'ai commencé à fréquenter lors de la rentrée. Enfin, c'est la seule personne avec qui je m'entends à peu près. La plupart des étudiants en art portent des sarouels et parlent sans cesse du monde qui va mal et des politiciens de merde. Bien sûr, cela peut paraître comme un énorme cliché mais, malheureusement, les faits sont là. Marcus, lui, se démarquait des autres.

Il était grand, mince, le crâne rasé et un début de barbe qui était sa plus grande fierté. Lorsque je le croise, je l'aperçois toujours avec une clope au bec ; il fume comme un pompier. Tout ce qu'il aimait lui, c'était les vieilles émissions américaines , se défoncer les poumons avec ses cigarettes et la peinture. Ce mec avait un vrai don. Il maniait magnifiquement les pinceaux, il peignait des silhouettes, des portraits ou des personnes en mouvement avec une telle aisance que l'on aurait dit qu'il était né un crayon à la main. Sa chambre était remplie de toiles en tout genre et de posters de vieux films de Spielberg dont il était un très grand fan.

Marcus était planté là, une clope au bec avec une mine de déterré. Il tira une taffe et me fit signe de me dépêcher. On marchait à vive allure sans s'adresser un seul mot. Lorsque nous arrivâmes devant la salle, la Gorgone nous attendait, assise sur un petit tabouret rouge. La salle d'art et de dessin était assez petite. Les murs étaient d'un jaune vif et les portes étaient peintes d'un vert pâle. Il y avait deux ou trois petites fenêtres qui suffisaient à elles seuls à illuminer l'étroite pièce. Des croquis d'élèves étaient accrochés par des pinces à linge sur de fines cordes et la traversaient. De grands mannequins de bois étaient disposés au fond de la classe et semblaient observer les élèves. Une estrade surélevait un long fauteuil rouge au devant de la salle. Des chevalets portant des toiles vierges devant des tabourets donnaient sur ce canapé et formaient un arc-de-cercle autour de celui-ci. Les élèves attendaient patiemment assis sur leurs tabourets devant leurs toiles et la professeur, toujours assise sur son petit tabouret rouge nous lança un regard noir.. On l'appelait la Gorgone car elle était toujours d'une humeur exécrable et ses cheveux étaient coupés en carré et teints en vert. On trouvait que la Méduse sonnait un peu trop beau pour un personnage comme le sien, on avait donc opté pour sa deuxième appellation : La Gorgone.

-"Vous avez une minute de retard jeunes hommes, notre invité va commencer à prendre froid. Dépêcher-vous de vous installer ou je me ferai un plaisir d'aller me plaindre auprès du proviseur, et vous Marcus, jetez-moi cette cigarette immédiatement» menaça-t-elle.

Un invité ? Qui ça peut bien être ? Nous entrâmes dans la salle de classe et lorsque je tournai la tête vers la droite, je vis sur le fauteuil rouge, une fille allongée, en grande partie dénudée. Un sentiment de gêne intense me saisit, je tournai la tête aussitôt. Je sentis mes joues brûler et un noeud se forma dans mon ventre.

« Dépêchez-vous bon sang ! Je dois encore vous donner les consignes ! » cria la Gorgone.

Je m'empressai de me cacher derrière ma toile, honteux. Je jetai un coup d'œil à Marcus, qui lui, n'était absolument pas gêné. Il s'installait tranquillement sur son tabouret, préoccupé par sa clope qu'il n'avait pu finir. Je l'appelai en lui faisant signe de regarder vers l'avant, mais, lorsqu'il jeta un coup d'œil à la fille dénudée, il n'eut aucun réaction, il se contenta d'un haussement d'épaules. Je manquais sûrement de maturité, mais, la seule femme nue que je n'avais jamais vue était ma grand-mère lorsqu'elle était folle et se baladait chez à poil en criant des mots magiques; j'avais sept ans... Il fallait que je grandisse, j'avais désormais 19 ans, il fallait stopper les gamineries.

« Bon, je peux enfin commencer sans me faire interrompre. Bien, comme vous l'aurez remarqué, aujourd'hui, nous recevons un invité. Cette jeune femme vous servira de modèle pour cette séance. Vous êtes désormais majeur et vous êtes, je l'espère, suffisamment mature pour ne pas faire de réflexions ou alors rire car vous voyez un bout de peau n'est-ce pas ? Pour cette séance, vous devrez faire uniquement le croquis du corps de votre modèle de la tête jusqu'aux hanches. Maintenant, au travail, vous avez deux heures et demie » finit la Gorgone.

Toute la classe s'empressa de saisir son crayon. La main tremblante, je saisis le mien et jetai un coup d'œil vers le modèle. Elle avait la peau bronzée et les joues creusées. Un carré noir corbeau encadrait son visage rond et une frange droite cachait son front. Elle avait les yeux d'un marron profond, un petit nez légèrement en trompette et des minces lèvres d'un rose vif. Son coup était long et ses fines mains tenaient sa poitrine dénudée. Un long voile blanc cachait le bas de son corps. Elle semblait à l'aise. Affalée sur le fauteuil, elle regardait le plafond et semblait s'ennuyer. Alors, j'essayai de deviner ce à quoi elle pensait. Elle se lamentait sûrement sur son sort, se disant peut être que se mettre à nue devant des gamins qui ne savaient même pas donner trois coups de crayon n'était pas une vie et qu'elle ne méritait pas tout ce qui lui arrivait. Elle pouvait aussi rêver d'une grande carrière d'artiste, elle peindrait une fantastique toile qui révolutionnerait l'histoire de l'art. Ses fines mains semblaient pouvoir peindre des merveilles.

Soudainement, ses beaux yeux se posèrent sur moi. Son regard me transperçait. Je me sentais rougir et je baissai la tête sur ma toile, tentai de griffonner tant bien que mal malgré ma main qui tremblait. Je sentais son regard insistant dirigé sur ma personne et je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Lorsque je me résolu à la regarder, elle avait détourné le regard et un petit sourire s'était affiché sur ses minces lèvres rosées. Elle avait adopté la même pose qu'auparavant, le menton relevé pour que l'on puisse admirer son coup de girafe et le regard posé sur le plafond, pensive.

Je regardai mon croquis et vis sur la toile, ces yeux bruns qui m'observaient à nouveau...








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RositaWhere stories live. Discover now