CHAPITRE 4 : Marie-Elise

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Le 14 octobre 1879


    Cher journal,


Aujourd'hui, j'ai décidé de prendre un jour de repos. Je n'ai rien fait de particulier pendant la journée alors je vais plutôt prendre le temps de mettre sur pages quelques fragments de ma vie, plus particulièrement je vais te parler de ma mère.

Tout d'abord, je suis née le 9 novembre 1855. Je n'ai pas connu mon père, j'ai donc été élevée par ma mère, dans un milieu modeste. Elle était, elle-même, fille de joie, tout comme ma grand-mère. Ce métier commença à voir le jour dans la famille par cette dernière. Lorsqu'en 1802 la prostitution est devenue réglementée, ma grand-mère, qui était alors fille de joie depuis quelques années, a commencé à travailler dans la légalité. Ma mère me contait très souvent pour me divertir, les histoires que ma grand-mère lui contait, sans jamais m'avouer qu'il s'agissait d'histoires vraies. Par le biais de ces histoires, j'ai notamment pu apprendre que les prostituées étaient d'abord considérées comme des vecteurs de maladies vénériennes. J'ai, dans un premier temps, trouvé cela étrange, voire peut-être même stupide, jusqu'au jour où j'ai finalement appris que ma grand-mère en était morte.
Ma mère me parlait régulièrement de la loi qui avait changé la vie des « travailleuses de la nuit » (comme elle aimait les appeler). Elle me contait les avantages de cette loi : premièrement, les jeunes filles en question bénéficiaient d'une protection accrue ; deuxièmement, elles avaient accès à des visites médicales mensuelles et non payantes ; troisièmement, elles avaient, selon les dires, régulièrement l'occasion de faire de nouvelles rencontres ; et quatrièmement, pour finir, le dernier point, mais pas le moindre, les jeunes filles placées dans les maisons de tolérance étaient nourries et logées.  En revanche, il y avait aussi quelques désavantages : ces mêmes filles étaient privées de libertés puisqu'elles étaient obligées d'être accompagnées lors de leurs très rares sorties ; elles étaient obligées d'obéir à des règles strictes et rigides ; elles devaient aussi se soumettre aux moindres désirs de leurs clients. Ma grand-mère racontait à ma mère les horreurs qu'elle vivait au quotidien, ce qui a précocement plongé ma mère dans l'univers de la luxure. Ma mère n'a pas non plus connu son père. Malgré le manque d'un figure d'autorité paternelle dont elle a lourdement souffert, le malheur, et les conditions difficiles auxquelles elle était continuellement exposée, elle faisait tout et donnait tout pour moi, jusqu'à son propre corps. Elle savait que je ressentais les mêmes sentiments qu'elle avait ressenti quelques années plus tôt, elle savait ce que je pensais, elle lisait en moi comme dans un livre ouvert, savait décrypter le moindre de mes gestes, la plus petite de mes paroles. Mais par-dessus tout et avant tout, elle savait à quel point je souffrais de ne pas avoir de père et de n'avoir « qu'une prostituée » en guise de mère ; cette mère que j'ai longtemps jugée indigne à tort et à qui mon comportement ingrat faisait un atroce mal. Quand j'y repense, je réalise qu'elle se vendait pour mon confort, elle se vendait elle, pour me nourrir moi, pour subvenir à mes besoins. Quand j'atteignis l'âge de comprendre tous les efforts qu'elle faisait, quand je me rendis compte de ce qu'elle subissait pour que l'on vive plus ou moins dignement, elle devint instantanément un modèle de force et de courage pour moi.
Quelques années plus tôt, en 1850, durant la Deuxième République et peu de temps avant le coup d'État de Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, alors que ma mère était encore avec mon prétendu père, elle est devenue la maîtresse de Victor Hugo. Celui-ci s'inspira de l'histoire de ma chère mère afin de donner vie à la fameuse Fantine, devenue la figure de la prostitution, dans son roman Les Misérables. Elle profita de son amant afin d'apprendre à lire, à écrire, et à s'exprimer avec plus ou moins d'éloquence. Plus tard, à son tour, elle m'a donc fait part de ses connaissances. Elle a continué à fréquenter Victor Hugo jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte de moi. À ce jour, je ne sais toujours pas si je suis née de l'union de ma mère avec mon prétendu père, de l'union de ma mère avec l'un de ses clients, ou de l'union de ma mère avec Victor Hugo. À ce jour, je ne sais qui est mon géniteur. La thèse qui expose le fait que ma mère soit tombée enceinte d'un de ses clients, reste tout de même peu probable, puisque ma mère a rapidement eu accès à des préservatifs : une invention de génie datant de 1843, qui nous permet de coucher sans courir le risque de tomber enceinte ou bien d'être exposées à des maladies vénériennes, qui nous empêcherait d'exercer et sans avoir besoin de se tartiner je ne sais quel liquide suspect là où l'on sait. Ma grand-mère, en revanche n'y avait pas accès. Elle a été contrainte à garder ma mère puisque le Code Napoléon a rendu en 1810 l'avortement passible de prison, et ce pour les femmes qui le subisse, comme pour ce qui le pratique (médecins condamnés aux travaux forcés) ou qui l'aide (pharmaciens, condamnés à la même sanction que les médecins). Tout ce que je peux affirmer, concernant la grossesse de ma mère, est qu'elle ait été mise à la porte par sa tenancière lorsque cette dernière l'apprit. Elle se trouva alors sans travail, sans argent, sans mari, seule et enceinte. Grâce à son courage et à sa force de caractère, elle réussit à me mettre au monde et à m'offrir une enfance convenable. Malheureusement, elle est morte il y a 8 ans de septicémie, maladie de plus en plus répandue. Suite à son décès, je n'ai pas eu d'autres choix que de m'assumer seule et me trouver un métier. Je suis alors devenu tisseuse, mais j'ai rapidement accumulé des dettes et le seul moyen que j'avais pour les rembourser a été de me prostituer. Je suis devenue un objet, un fantasme, une figure de désirs. Je ressens la douleur que ressentait ma mère. Je me rends maintenant compte que les personnes qui me sont chères ont sacrifié tellement pour moi, particulièrement ma mère et je ne sais comment les en remercier, comment la remercier. J'aurais aimé la rendre fière.

       

Tout ceci me rend triste, un goût d'amertume s'empare de moi, j'ai besoin de repos, j'ai besoin de dormir éternellement, sans me poser aucune question, sans me soucier de tout ceci, sans culpabiliser de rien ; alors fais-moi une faveur : réveille-moi quand ce cauchemar aura pris fin.

LES FILLES MORTES NE MENTENT PAS                      *JOURNAL D'UNE PROSTITUÉE*Donde viven las historias. Descúbrelo ahora