CHAPITRE 9 : Rose

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Le 11 novembre 1879,


Cher journal,


Aujourd'hui a été pour moi une journée particulièrement compliquée. Une de mes plus proches amies ici, celle dont je t'ai parlé précédemment, Davina, est partie rejoindre les cieux, ce matin même. Je me sens plus seule que jamais. Après plusieurs années de lutte continue, plusieurs mois de combat sans fin, la mort l'a prise à la vie. Même si je ne t'ai pas beaucoup écrit à son propos, c'était une personne avec qui je m'entendais vraiment bien et je suis vraiment attristée par son décès, et j'ai vraiment la désagréable impression d'être la seule. Il y a cette particulière ambiance de deuil, où personne n'ose réellement parler, où personne ne chante, ne danse, où personne ne sourit ; mais je ne vois personne la pleurer, je ne vois personne être vraiment triste. À vrai dire je n'ai pas l'impression que je ne la reverrais plus, j'ai cette sensation étrange, cette impression, qu'elle n'est partie que le temps d'un instant mais qu'elle va revenir. Dans ma chambre, c'est un vide qui se crée, nous n'y sommes plus que deux, et je dois bien avouer que ça me semble étrange et que nos discussions commencent déjà à me manquer. Elle était ma seule connaissance, ma seule amie. Les autres, mis à part Rose, ne m'aiment pas.

Malgré ce malheureux événement, nous avons tout de même reçu quelques clients ce soir. J'en ai d'ailleurs eu un, qui était d'abord un client de Rose, qui est arrivé très tôt pour moi. Il s'appelait Henri de Toulouse-Lautrec, très doué en peinture, il m'a payé six cent francs pour que je passe cinq heures sans bouger avec lui, afin qu'il peigne ce qu'il aimait appeler « ma rose ». Au bout d'une heure, Rose est entrée dans la chambre afin de m'apporter un verre de champagne : sûrement voulait-elles simplement voir en passant ce que nous faisions. Elle s'est attardée quelques temps aux côtés de Toulouse-Lautrec, a attendu que je finisse mon verre afin de le prendre et de repartir. Au bout de la troisième heure, sans doute à cause de mon immobilité excessive, je ne sentais plus la moindre partie de mon corps et j'avais le bassin engourdi. Au bout de la quatrième heure, je ne sais pourquoi, j'ai été victime d'un malaise et dû alors être transportée dans mon lit. J'y suis donc depuis maintenant trois heures, sans bouger, sans pouvoir me lever, c'est pourquoi j'ai le temps de t'écrire. Je ne sais ce qu'il m'arrive, je ne sais quoi faire, je dois, me dit-on attendre l'arrivée du médecin. Je suis seule dans mon lit et je me sens incroyablement faible. Je suis inquiète, je ne comprends pas ce qu'il se passe. Tout le monde s'active autour de moi, sans me donner plus de précision. Je pense très fort à mon amie Davina, et mes larmes coulent à flot. Madame Kelly dit que je devrais dormir pendant le reste de la soirée et que peut-être irais-je mieux demain. Je l'espère vraiment, et j'ai terriblement peur.

J'ai l'affreuse impression que ceci n'est pas réel, que cette morne journée, cette morose journée, cette journée empreint de tristesse, n'est qu'un épouvantable songe. S'il te plaît, fais-moi une faveur : réveille-moi quand ce cauchemar aura pris fin.

LES FILLES MORTES NE MENTENT PAS                      *JOURNAL D'UNE PROSTITUÉE*Where stories live. Discover now