Chapitre 4 (1/2): La colère de la Reine

100 13 33
                                    


La silhouette massive du Victory entra dans les docks au niveau de l'Île aux Chiens, la plupart de ses voiles affalées. La ville ordinairement grouillante et fumante semblait avoir suspendu son souffle. Marchands, crieurs, pêcheurs, badauds, tous était suspendus devant la scène surréaliste qui se jouait devant eux. En effet, il était rare pour les Londoniens de pouvoir observer un monstre de la taille du Victory, véritable Géant des mers, Seigneur des océans et Prince des îles, dont la mâture dépassait de plusieurs pieds les plus hauts immeubles de la ville, et dont la coque elle-même toisait de sa puissance les maisons, tavernes et échoppes bordant l'embarcadère. Le navire s'était faufilé dans les méandres de la Tamise le long des dix-huit kilomètres de quais et de docks que comportait le port de Londres, avant de finalement arrêter sa course au niveau du quai principal du West India Dock, encore en construction. Des cris provinrent du pont supérieur, puis des bouts furent lancés à terre, rattrapés au vol par les employés du port, qui amarrèrent solidement le galion battant pavillon britannique. La passerelle fut amenée contre la coque alors que les matelots vergues s'attachaient à ferler les dernières voiles, carguant les cargue-fonds, les cargues-boulines et les cargue-points, tandis que les gabiers alignés sur les marchepieds des vergues rabantaient les huniers en prenant bien soin de souquer les tours à mesure.

Calloway descendit le premier, suivi de quatre soldats qui escortaient un homme en guenilles, enchaîné au cou, aux poignets et aux chevilles. Il montèrent tous les six dans le coche qui les attendait sur le quai. La voiture s'ébranla sous la direction du cocher, et longea les quais, suivant la courbe de la Tamise, traçant sa route au milieu des étals de poissons et des allées des docks remplies d'immondices. Dehors, l'habituel crachin londonien tombait sur la ville, que le ciel gris recouvrait d'une chape de plomb. L'attelage continua vers l'Ouest en direction de la Tour de Londres, franchirent sans encombre les remparts extérieurs et intermédiaires puis la herse du rempart intérieur avant de s'arrêter finalement au pied de la Tour. Calloway en tête, ils dépassèrent les hussards qui gardaient l'entrée de la prison Royale, et s'enfoncèrent dans les entrailles du bâtiment par l'escalier en colimaçon qui plongeait dans les profondeurs de la terre. Les murs devenaient de plus en plus humides à mesure que les marches descendaient sous le niveau du fleuve tout proche. Ils atteignirent finalement le dernier niveau par une porte de bois vermoulue qui grinça sur ses gonds lorsque l'amiral la poussa de sa main gantée de cuir. Elle s'ouvrait sur un long couloir bordé de part et d'autre de cellules sombres le long desquelles on entendait les râles des prisonniers agonisants, affamés et transis de froid. Les bottes de Calloway claquaient sur les pierres glissantes du sol, et le bruit résonnait, amplifié à chaque pas par les murs du couloir. A intervalles réguliers, des torches fichées dans les murs venaient éclairer le passage, apportant un peu de lumière aux captifs tapis dans l'ombre. Le geôlier avait sa cabine au centre de la pièce, et dormait profondément quand ses visiteurs le réveillèrent. Lorsque Calloway lui chuchota à l'oreille, il marmonna un vague « suivez-moi » et les conduisit à l'autre bout du couloir. Il s'arrêta devant le dernier des cachots et sortit de sous sa pèlerine un énorme trousseau de clefs, aussi rouillées les unes que les autres. Sans hésitation, il en choisit une qui parut à Calloway exactement identique à une cinquantaine d'autres. Cependant, lorsqu'il la fit tourner dans la serrure, la lourde grille de fer s'entrouvrit et l'amiral ordonna à deux de ses hommes de plonger dans la cellule et d'en sortir le prisonnier.

L'homme avait les traits tirés, la peau maigre et vieillie, ridée par l'humidité ambiante, mais ses haillons révélaient malgré tout le faste qu'ils avaient connu avant l'emprisonnement. Il fut poussé devant Calloway, et conduit dans la pièce qui jouxtait sa cellule. Là, assise sur une chaise, attendait la reine. Elle portait une tenue discrète, une robe noire et un chapeau dans le même ton, un grand châle de soie drapant ses épaules eu égard à la fraicheur du lieu.

— Oxford, mon ami, commença la Reine. Ma présence ne vous a pas manqué depuis notre dernière entrevue ? Vous avez bien mauvaise mine. Venez, prenez place, intima-t-elle en désignant une chaise de bois en face d'elle.

L'homme en haillons s'exécuta. Ce séjour en prison avait terni ses traits et meurtri sa peau, si bien qu'il semblait avoir gagné dix ans depuis leur dernière rencontre qui ne datait pourtant que de quelques mois. La reine se tourna vers Calloway et son prisonnier, puis reporta son regard sur le dénommé Oxford.

— Regardez-donc ce que nous apporte notre cher Calloway, poursuivit-elle. Je ne crois pas avoir besoin de vous présenter, si je ne me trompe ? Monsieur ?

— Dubois, répondit l'inconnu.

A la mention de ce nom, Oxford se raidit sur sa chaise. Il avala sa salive, les yeux fixés sur le mur lui faisant face, essayant de dissimuler sa réaction à la reine.

— Monsieur Dubois, nous fait l'honneur de sa présence, reprit la Reine, en Français.

Sa voix trahissait un léger accent britannique, mais elle maitrisait parfaitement la langue de Molière, comme la plupart des nobles de toute l'Europe, à l'époque.

— Mon ami Oxford, ici présent, avait été chargé par mes soins de retrouver et de traquer les bâtards de mon mari, ce cher roi Louis, le jour où un médecin a eu le malheur de m'annoncer que je ne porterais jamais d'enfant. Vous savez comme un Reine peut être jalouse de ses concurrentes, qui plus est si elle est incapable de donner au Roi un fils, un héritier légitime. Ce cher Oxford a tellement pris à cœur sa mission, qu'il a décidé de contrevenir à mes ordres, et a envoyé l'un des bâtards, fils d'une putain de la cour, aux Caraïbes. Et c'est là que vous intervenez, car, si je fais acte du rapport de Calloway, vous étiez précepteur, depuis une dizaine d'années, d'un orphelin de la capitale. J'ai appris par mes sources que vous disposiez de moyens importants pour subvenir aux besoins de cet enfant, et que vous lui aviez fourni une éducation digne de celle d'un prince. Je ne pense pas que vous soyez l'homme le plus charitable du monde, et je ne pense pas que vous ayez décidé par pure bonté de donner à un orphelin de telles chances. J'en ai donc déduit que votre protégé était l'enfant que nous cherchions. Ma première question est la suivante : qui vous fournissait les moyens de nourrir, loger et éduquer l'enfant ? Le Roi ? Sa putain de mère ? Qui d'autre ? Le Roi lui-même est-il au courant de l'existence de cet enfant ? Parlez !

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit Dubois.

— Bien, la langue de bois. Je déteste cela mais bon, c'est bien la seule manière d'arriver à nos fins avec vous, les hommes. Allons-y.

La reine se retourna vers Calloway qui intima à deux de ses hommes de tenir le détenu à bout de bras.

L'amiral retira ses gants, remonta ses manches et arma le poing, attendant un signe de la Reine. Le premier coup frappa au visage, faisant éclater l'arcade sourcilière du précepteur qui étouffa un cri. Puis les coups s'enchainèrent : ventre, menton, ventre, cuisses, flancs. Tel un boxeur, Calloway assommait son adversaire tenu fermement par ses sbires, mais l'homme restait muet. C'est finalement Oxford qui prit la parole, au bout de quelques minutes, mettant fin au massacre.

— C'est moi. Moi qui ai fourni à Dubois les moyens d'élever l'enfant. J'ai vendu mes titres, ma fortune, et les lui ai fait envoyer, petit à petit, pour ne pas éveiller les soupçons, pendant que je me cachais dans la maison du garde-chasse où votre chien fou m'a trouvé.

Calloway se retourna en entendant l'insulte qui lui était adressée et était prêt à rosser le prisonnier, mais la Reine l'arrêta d'un geste de la main.

— Assez. Je vois que votre empathie vous délie la langue, comme toujours et votre générosité vous aura perdu. Soit, mais d'autres questions demeurent concernant l'enfant. Quel est son nom ? Qui est la putain qui l'a mis au monde, et surtout, est-il toujours en vie et si oui, où l'avez-vous envoyé ?

Dubois resta de marbre. Sous les ordres de la Reine, Calloway reprit son interrogatoire musclé, mais sans rien arracher de plus au précepteur que des grognements de douleur. Comprenant que la seule issue possible était la mort de leur précieux indicateur sous les coups de l'Amiral, la Reine opta pour un changement de stratégie.

— Je vois que vous ne faites que peu de cas de votre misérable vie. Nous verrons s'il en est autant de celle de votre bienfaiteur. Calloway, exécutez Oxford !

Tirant son sabre, il vint en placer la lame contre la carotide battante d'Oxford, imperturbable sur sa chaise de bois. Il leva le bras, et s'apprêta à l'abattre lorsque Dubois s'interposa.

— Non, stop, arrêtez, je vais parler. 

Un été en mer de Jade, Partie 1: Mission RoyaleWhere stories live. Discover now