Chapitre 10

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Son baluchon sur le dos, Maor poussa le plus délicatement possible la lourde porte en bois de la masure. Tâtonnant dans le noir, elle avait bourré dans l'étoffe tout ce qui lui était tombé sous la main. La bonne fortune lui avait fait trouver une miche entière de pain, un capuchon fourré de lainage et une outre en peau de chèvre. Tout cela sans réveiller ses frères aux ronflements tapageurs. Elle était certaine que l'un d'eux ne dormait pas épiant son départ d'une oreille tendue.

A l'extérieur, elle embrassa un paysage nimbé de nuances orangées et rougeoyantes. Cette vision, d'une magnificence sans commune mesure, la fascina. L'astre de la nuit glorifiait le ciel de sa parure vermeille. Il se présentait plus amplifié que jamais détaillant ses improbables sinuosités. Son miroitement pourpre se reflétait dans les pupilles de Maor qui se couronnèrent à leur tour d'un liseré incandescent.

Soudain, le béguètement des chèvres attira son attention et elle stoppa son observation. Progressant d'un pas feutré jusqu'à leur enclos, elle se percha sur la barrière et tenta de percevoir l'origine de leur agitation. Les reflets lunaires lui permettaient de mieux discerner les contrastes malgré l'obscurité ambiante. Toujours est-il que le troupeau formait une masse informe et de plus en plus grouillante.

Difficile d'y voir quelque chose.

- Tranquillisez-vous mes petites, leur souffla-t-elle à voix basse. Mon départ vous attriste ? Moi aussi je suis affligée. Pour être honnête je tremble de peur et je ne sais où aller...

Malgré sa présence, les bêtes se mirent à beugler de plus en plus fort. A force de faire un tel raffut elles allaient finir par réveiller ses frères. D'autant plus qu'elle ne comprenait pas leur étrange comportement. Peut-être percevaient-elles la présence de prédateurs ?

Des loups ?

Essayant de percer les ténèbres du regard, elle balaya minutieusement l'horizon de mouvements circulaires. Ses yeux accrochèrent les moindres frémissements de l'air faisant tressauter les branchages des arbres ou gigoter les feuilles glabres des tiges d'avoine.

Rien, je ne vois absolument rien.

Finalement, et cela était à prévoir, des râles émergèrent de la maison et Athanagild apparut. Soucieuse d'être découverte, Maor enjamba la barrière et sautilla parmi les chèvres s'évertuant à se fondre parmi elles. D'une démarche nerveuse le jeune homme, vêtu uniquement de braies, s'empressa de rejoindre l'enceinte des animaux.

- Je sais que tu te caches Maor. Montre-toi ! lança-t-il d'une voix à peine audible persuadé que sa sœur était l'instigatrice de ce tumulte.

Redressant la tête timidement au-dessus des chèvres, la fillette s'exposa avec embarras. La fureur de son frère était palpable même à cette distance.

- Elles ont peur ! proclama-t-elle en attrapant un chevreau tremblotant. Quelque chose les effraie...

Alors qu'il s'apprêtait à pénétrer dans l'enclos, Athanagild se figea. Sa bouche forma un rond de stupeur et, aussitôt, un jet de sang fusa de son ventre éclaboussant les bêtes qui galopaient frénétiquement juste en dessous de lui. A peine eu-t-il le temps de placer ses mains à hauteur de son nombril qu'il s'écrasa au sol de tout son poids les viscères au dehors.

A l'endroit même de sa chute se tenait un chevalier dressé sur ses jambes. Il avait les bras vissés le long du corps eux-mêmes prolongés par deux scramasaxes. Les coutelas semi-long dégoulinaient d'un liquide foncé et visqueux sur ses chausses. Sa broigne en écailles, quadrillée de bande de cuir et de plaque métallique, lui recouvrait une grande partie du torse jusqu'à la tête. Celle-ci était renforcée par une cervelière muni d'un nasal et fixée sur le capuchon.

L'inconnu dévisagea la fillette et s'avança vers elle.

Épouvantée, Maor lâcha instinctivement le chevrotin qui se réfugia auprès de sa mère. Les bêtes affolées se déchainèrent contre la barrière avec une telle ardeur qu'elle céda sur-le-champ. Le troupeau s'engouffra dans la brèche et se dispersa à la hâte. A terre Athanagild convulsait émettant des gargouillis mousseux.

Maor désirait fuir mais ses membres ne répondaient pas à l'appel. Elle voulait crier mais sa voix restait désespérément muette.

L'homme essuya grossièrement ses lames dans le pli de son coude et les enfonça ensuite dans leur fourreau attachés à l'arrière de son dos. Il ôta son heaume dévoilant une abondante chevelure ambrée. Puis il empoigna Maor par le col et la souleva. La fillette, les pieds dans le vide, n'opposa aucune résistance et se laissa suspendre comme un pantin.

- Il y a bien longtemps que nous n'avions pas ressenti une nouvelle éclosion, lui révéla-t-il avec désolation.

Derrière lui, une dizaine d'individu surgirent de l'obscurité et se massèrent à ses côtés.

- L'usage de ton pouvoir a trahi ton existence. Pour le bien de notre peuple, je ne peux te laisser la vie sauve, la condamna-t-il durement.

Un bruissement dans la maison détourna son attention de Maor.

D'un petit signe de la tête à ses acolytes, il leur signifia son commandement. L'enfant émit une plainte faiblarde, toujours incapable de bouger, en comprenant le sort réservé à ses trois autres frères.

Avec une célérité inhumaine, les hommes pénétrèrent à l'intérieur de la masure et en ressortirent mouchetés de sang frais. L'odeur de fer imprégnée sur leur peau se libéra dans l'atmosphère et flatta les narines de Maor. Ce parfum de mort lui provoqua une aversion brutale qui secoua son être.

Cette odeur. Cette odeur !

Pendue à la poigne du chevalier, elle chercha son frère du regard et le découvrit toujours en proie à des convulsions. Leur fin à tout deux était proche, elle le sentait. Athanagild gardait les yeux rivés sur elle malgré ses contorsions et sa souffrance.

Tu avais raison mon frère, nous sommes damnés par ma faute...

- Pardonne-moi ! éructa le chevalier en lui plongeant le coutelas en plein cœur transperçant chair et muscle.

Maor tressauta.

Au même instant, Athanagild rendit son dernier souffle. Le sang qu'il avait déversait bien malgré lui, quasiment coagulé, se mit en branle mué par une volonté propre. Cette nappe noirâtre ondula dans l'air par serpentement bientôt rejointe par d'autres en provenance de la maisonnée. De plus en plus conséquent l'écoulement fondit sur Maor qui en absorba la totalité à travers tous les orifices de son corps.

- Non ! vociféra le chevalier qui avait assisté impuissant à la scène.

Il relâcha l'enfant qui s'écrasa au sol.

- C'est impossible ! Elle est sous mon emprise...

Les prunelles de la fillette se teintèrent d'un flamboyant rouge. Ses tissus rejetèrent progressivement l'arme qui tomba à terre dans un tintement métallique. Toutes ces cellules s'activèrent pour tenter de régénérer la plaie béante. Une étrange aura l'enveloppa et elle accepta de se soumettre à sa puissance enivrante.

- Je l'ai grandement sous-estimée, grommela-t-il en perdition. Prévenez Kaen par tous les moyens ! ordonna-t-il à ses hommes.

Instinctivement les guerriers reculèrent et elle perçut leur trouble.

- Trop tard, leur annonça-t-elle.

D'un mouvement de bras, elle écrasa sa main droite au sol avec un fracas terrible. Une onde de choc semblable à une marée se propagea sur des milles à la ronde décimant tout sur son passage.


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