Il ne faut jamais rencontrer ses idoles (parce que ce sont des connards)

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Dimanche soir. Ralid rentre de son week-end en famille, et moi, entre les Inquisiteurs, la sortie de samedi, le Coven et la malédiction, j'ai oublié d'aller lui acheter sa brosse à dents.

« C'est pas grave, me dit-il avec le regard fatigué d'un homme qui ne rêve de rien de plus que de s'écrouler sur son lit et dormir jusqu'à Noël prochain. J'irai en racheter une demain.

‒ Non, moi  j'irai en chercher une demain. Va te coucher, tu tiens pas debout. »

Ralid acquiesce lentement, avant de parcourir péniblement le chemin qui le sépare de sa chambre, sa valise à roulette dans son sillage. J'entends un bruit de matelas qui craque, le bruissement de draps, puis un bienheureux silence. Je pense qu'on peut affirmer que je ne vais pas avoir de nouvelles de mon colocataire avant un moment.

Tant mieux. Je n'ai jamais essayé de cacher à Ralid mes activités magiques (34) mais il y a certaines choses pour lesquelles un minimum de discrétion s'impose. Genre, faire son rapport pour une mission top secrète.

Les chapitres précédents ont dû vous informer de la tendance des sorciers à préférer le style à la praticité. Eh bien, c'est pareil en matière de communication. Au lieu d'utiliser quelque chose de sensé, comme un téléphone, notre communauté a porté son dévolu sur des méthodes bien plus archaïques. En l'occurrence, un miroir.

Pour être honnête, ce n'est pas un miroir. C'est un Miroir. Un objet magique millénaire créé alors que les premiers sorciers arpentaient la Terre et impressionnaient le petit peuple en mettant le feu à de la verdure et en changeant l'eau en bière (35). Un Miroir peut mettre en contact des personnes aux quatre coins de la Terre ‒ et même dans des endroits encore plus lointains ‒ sans être bloqué ni par les murs, ni par la météo, ni par les interventions extérieures.

Tout cela en ferait un objet incroyablement pratique, si la qualité des communications n'était pas encore plus pourrie qu'un appel Skype avec une seule barre de WiFi.

« Est-ce que quelqu'un m'entend ? On m'a dit de faire un rapport. » je déclare en direction du Miroir placé sur mes genoux.

Pas de réponse. On plutôt, si. Un petit cercle de chargement se met à tourner sur la surface argentée, comme pour me narguer. Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'on a chargé un gars d'enchanter ce miroir, et que c'est tout ce qu'il a trouvé pour l'améliorer. Il y a vraiment des gens qui sont payés bien trop cher pour leurs compétences.

Au bout d'un temps interminable, une silhouette floue apparait sur la surface polie. À mon grand déplaisir, je reconnais le visage sinistre de Davenport. L'Anglais, pour ne pas changer, a l'air profondément déçu que je ne sois pas mort de façon soudaine et violente durant les vingt-quatre heures écoulées depuis notre rencontre.

« Oh, lâche-t'il. C'est toi le...

‒ Lucas ?

‒ J'allais dire débile, mais ça marche aussi. Come on, achève ton rapport, que je puisse continuer à travailler. »

Je sens que c'est le début d'une profonde amitié, vous ne trouvez pas ? Je me dépêche de lui narrer ma prise de contact avec les Inquisiteurs ce matin, et me retrouve face à un Davenport encore plus énervé qu'à l'origine :

« Comment ça, tu lui as donné une potion ? Tu as raté ton examen de Maîtrise ! Tu n'as pas le droit d'exercer la magie professionnellement ! »

Je sens mes joues brûler. C'est un souvenir dont je n'aime pas me rappeler. Je n'ai jamais été un prodige, que ce soit en magie ou dans tout le reste. Mais pendant trois ans, j'ai précautionneusement cultivé l'espoir d'arriver à faire quelque chose de mes modestes capacités en sorcellerie.

Inutile de dire que cet espoir s'est fait violemment écraser sous la botte de l'examinateur lors de la session d'examens de fin de cursus.

« La potion marchait, je grimace.

‒ La potion‒ bloody Hell‒ Si tu nous as tué l'Élu parce que t'imagines du talent, je te jure que je te transforme en cafard ! Qu'est-ce que tu as mis dedans ?

‒ Ketchup, pâtes et eau pétillante.

Ketchup ?! Qu'est-ce que c'est que cette merde ? Tu t'es cru à Masterchef ? On fait de la sorcellerie, pas de la cuisine ! »

Je le distingue vaguement en train de se passer une main rageuse sur le visage. Il darde sur moi des yeux dont même la connexion fluctuante n'arrive pas à atténuer l'exaspération.

« Bon, au moins, tu ne l'as pas empoisonné. Mais à l'avenir, évite les expérimentations culinaires, merci bien. »

Et sur ce, il raccroche.

Je peux supporter sans problème les critiques de Priya Raj, dont les connaissances en magie se résument à "sorciers = pas gentil". C'est plus difficile quand un des membres les plus talentueux de la communauté crache ouvertement sur mes capacités. Davenport est connu. Sa carte panini le décrit tout simplement comme un des meilleurs enchanteurs au monde, le meilleur si on se restreint au monde des vivants. C'est un peu comme si Ronaldo se moquait de mes compétences en foot. Brisage de rêves en vue.

Avec un soupir, je pose le Miroir et m'écroule sur mon lit. Espérons que demain sera meilleur, même si je sais pertinemment qu'il ne le sera pas.


(34) Ni à qui que ce soit, en fait. L'avantage d'être un sorcier à faible puissance, c'est que les gens ne remarquent pas forcément que vous êtes un sorcier tout court.

(35) La deuxième proposition était en général bien mieux accueillie que la première. Les petits paysans ont une patience très limitée en ce qui concerne les zigotos aptes à faire partir leurs plantations en fumée. La première exécution de sorcier fut d'ailleurs celle de Jehan Doigt-de-Flamme, un pyromane dont les villageois se dépêchèrent de se débarrasser en le balançant dans un champ auquel il avait eu la bonne idée de mettre le feu.


Sorciers, Sorcières, et tous les autres...Where stories live. Discover now