IV

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Les pans d'une chambre, et le souffle dans la pièce, celui de la pleine mer, celui du vent salé, de la fraîcheur de l'eau.

Au plafond, les hélices brunes d'un ventilateur tournent, chacune poursuit l'autre dans cette quête de vitesse, qui perpétue un bourdonnement sonore. C'est une heure inconnue de la journée, le soleil s'est glissé derrière de longs rideaux, le sol de la pièce est couvert d'une moquette marron, et ressemble à une chambre d'hôtel.

Adil est étendu sur le lit, ses mollets nus posés sur le pardessus orange. Il a les yeux ouverts depuis une minute, et ne bouge pas. Sa poitrine se gonfle et s'affaisse, tandis qu'il regarde fixement au-dessus de lui, ce ventilateur suspendu. Il laisse l'air lui être soufflé au visage, et peut-être, fume une cigarette imaginaire.

Une brise soudaine fait enfler les rideaux, et le long tissu blanc prend forme, s'élance en vagues dans la pièce.

Miel, ombre et blancheur alourdissent le front d'Adil. Il respire de façon mécanique et minutée, mais cela lui est difficile. Julie est entrée par la porte l'instant d'avant. Il ne l'a pas vue, mais entendu sa voix distraite, et claire de jeunesse. « Monsieur Molière va nous recevoir ».

Elle a hésité avant de repartir oui, il devine, elle s'est penchée vers lui, sans mot dire. Puis elle s'est retirée silencieusement. Maintenant, les rideaux retombent et s'épuisent de nouveau. Alors, Adil commence à parler. Il est seul, dans cette chambre soustraite.

- Je vous entends déjà, à dire qu'une chambre n'est pas soustraite.

Un vide sonore suit sa déclaration, presque hésitant, il cherche quel écho est suscité ici. Rassuré par l'indifférence des murs, il continue.

- Regardez l'isolation. Par deux fois nous sommes isolés. La première, c'est par insolence. Le provocateur s'éloigne des autres, il dresse une barrière. C'est un déviant, un joueur, prévisible oui, mais il y a déjà quelque chose de chaotique dans son attitude.

D'autre part, il y a l'insolation. Et là, c'est l'extérieur qui nous agrippe. Le soleil nous éblouit le crâne et nous désoriente. Nous sommes stupéfiés de lumière, chaotiques là aussi, puisque dans les deux cas, la reconnaissance est difficile. Masque du provocateur, trouble d'un paysage chauffé par la chaleur.

Adil termine sa phrase et se redresse calmement. La jeune fille qui lui fait face à vingt-et-un an. Il en est sûr, de par sa cambrure, l'indiscipline de sa bouche, la boucle de sa ceinture. Elle est pieds nus sur la moquette, vêtue à moitié, de couleurs fades et lavées. La veine de son front est saillante, et des grandes lunettes noires dissimulent ses yeux.

- Je ne voulais pas t'entendre, dit-elle.

Il ne répond pas. Le ton de Julie ne laisse pas d'indices, que sous-entend-t-elle par-là ? Tous deux se font face, et bougent imperceptiblement. Elle s'appuie sur une jambe, puis sur l'autre. Adil remue ses pieds en l'observant.

Après un moment de mutisme, elle lui dit : Stai zitto, tais-toi. Elle n'a pas une allure de pin-up, elle n'a pas l'air d'une enfant.

- Tu ne ressembles à personne, lui répond-t-il.

C'est étrange cette peau blanche, et ce teint sombre. C'est étrange le coin de sa bouche, on dirait un creux. Il y a quelque chose de dérangeant dans sa gueule jolie.

- Monsieur Molière va nous recevoir, lui dit-elle encore.

Adil soupire, laisse ses yeux vagabonder. Il fouille la poche de son pantalon, et en sort un papier plié. C'est une note d'hôtel, avec une heure et une date. Les chiffres se confondent et s'entremêlent. Il le remet dans sa poche.

- Écoute, commence-t-il à l'adresse de Julie, je ne veux pas aller voir ton Monsieur Molière. Ça m'emmerde tu comprends, j'ai autre chose à faire. Alors tu lui dis merci, parce qu'il a forcément dû faire quelque chose d'admirable, puis pendant ce temps, je reste d'ici.

Il lui dit tout cela en français bien entendu, elle ne parle pas italien. Julie écoute sans interrompre, toute droite. Doucement, elle fait glisser ses lunettes, et dévoile ses yeux. Lui, est déjà de dos. Il est sur le lit, le front contre les draps. Il la sent approcher. L'inexacte, pourrait-il l'appeler. Elle se presse derrière lui, sans le toucher. Puis elle recule, sa peau frotte le sol, s'y colle par moments.

Adil se retourne, sentant le vide, et croise son regard près de la porte, où elle attend.

Son visage est dur, immobile, mais ses yeux brillent d'un éclat fauve. C'est un œil dur et froid, un œil d'un gris tourmenté et profond.

- Cet homme, il faut que tu l'entendes. Il disait des histoires sur le pont l'autre soir et tu n'écoutais pas. Tu ne pensais qu'à moi, qu'à ton Léon. Je t'ai laissé à tes idées. Mais cette fois, il tient une séance intime dans sa loge, avec ses sympathisants. Il m'a invitée, il m'a dit de t'amener.

- Combien de temps s'est écoulé depuis notre départ ? Comment peux-tu parler du bateau comme si nous y avions un passé, comme si nous y avions vécu ?

- Là n'est pas la question Adil. Je me fous du temps qui s'est écoulé, du temps qu'il fait, du temps que tu perds à m'attendre.

Elle n'a cessé de marcher dans la pièce, allant sans cesse du lit vers la porte.

- Je te demande seulement aujourd'hui. Je te demande en entier. J'ai un besoin.

Son allure sèche, sa voix piquée.

- S'il te plaît, ajoute-t-elle, plus vaincue déjà.

- Qu'est-ce qu'il a ce Monsieur Molière, qui te transforme ainsi ?

Regain dans la poitrine de Julie, qui se lit dans le mouvement de son corps. Elle s'enlise dans le lit, se laisse tomber, auprès de son amant, qui la contemple, troublé de la voir si brûlante.

- Tu es livide ma Julie. Ta peau est grise, asséchée de sang, mais tes joues rougissent trop. C'est inhabituel.

Julie roule son visage dans le torse d'Adil. Elle ne veut pas s'avouer dans un regard.

- J'ai entendu sa voix, si basse, et lente. Jamais je n'avais entendu de voix si aplatie, oui collée à la terre, c'est ça... Vraiment, jamais. Une voix si belle, brisée, giflée même, mais continue et souple, monotone presque. Ah ça oui, l'effort est admirable. Peu commun, presque accidentel je dirais. J'aurais tellement aimé savoir cela. Je veux dire, sa blessure palpitait, elle était sourde, mais ne le mangeait pas.

Adil ronge les cheveux de son amour, sent son égarement. Boueuse Julie, soudain atteinte du sentiment. Il la caresse avec une tendresse appliquée.

- Je ne pensais pas que les choses puissent encore te secouer le cœur à vrai dire.

- Moi non plus, chuchote-t-elle.

Le visage d'Adil est fasciné, mu par tant de bouffées et d'espoirs. C'est tragique, de savoir qu'il est si proche de son bonheur, que ce même bonheur ne tient qu'à une passion, un désir qui saurait animer Julie. Tragique quand on la sait vouée au désert. Nous le savons tous, et eux aussi, dans cette chambre, le savent et l'ignorent.

L'ÉtrangèreWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu