Préambule

23 1 0
                                    

Dans une pauvre salle de cours aux murs verts délavés par les pleurs amers d'élèves déçus, Lottarche, Avannash et Therse s'ennuyaient mortellement lors d'un exercice de réflexion invoqué par leur professeur. Elles se demandaient pourquoi était-il nécessaire de penser de manière si artificielle, si ciselée, ni peu naturelle pour obtenir l'estimation de quelque professeur à l'air bien trop hautain. La seconde, assise nonchalamment sur sa chaise de cours, suivait d'un mouvement de tête long et monocorde la tache lumineuse que reflétait le verre d'une montre. Sa position de suricate trahissait le besoin de poser son cerveau quelques secondes face à son ébullition permanente. La première, par un système mécanique de contraction de la voûte buccale, maîtrisait le long et fluide fil de salive qui descendait lourdement vers son ordinateur bien trop cher. La dernière, compensant son complexe de petite taille, était perchée sur ses hauts talons qu'elle faisait claquer de manière insupportable sur le sol. Peut-être qu'un jour pourrait-elle écraser dans un désir de vengeance ce vieux professeur de lycée qu'elle détestait - bien que le lycée fût terminé depuis maintenant deux ans.

Rien n'avait de sens, tout était absurde comme la maigre valeur de leur vie. L'exemple le plus frappant était ce surprenant phénomène que constituait le dénommé Kiki. Un OVNI dans cette salle remplie de gens si bien normés, si bien formatés par les deux ou trois années passées à trimer sous les coups d'une violence larvée à l'état verbal de professeurs à l'ego monstre. Un étranger à cette classe et à lui-même qui n'était simplement pas fait pour un apprentissage bête de ses cours qu'il ne prenait de toute façon pas. Capable de débarquer en cours à 8h du matin après une soirée terminée à 7h30, sa nonchalance suscitait une incompréhension omniprésente chez ses professeurs. D'ailleurs Avannash et Therse le dévisageaient comme un animal de foire, comment pouvait-il avoir ses noirs cheveux si poisseux ? Comment pouvait-il arriver si en retard en cours ? Comment pouvait-il manquer autant de respect aux professeurs ? A elles à qui on avait appris à être si bien rangées, cet irrespect les mettait mal à l'aise.

Un quelconque spectateur assis face à elles ne comprendrait pas. Elles-mêmes, tiraillées par la fatigue et par son humour appauvri, ne comprenaient pas. Comment en étaient-elles venues à démonter cet ordinateur durant le cours de philosophie ? Il n'avait pourtant rien demandé, il n'avait même pas son mot à dire. Elles s'acharnaient telles des harpies sur le pauvre morceau de métal, déchirant son dos, broyant ses attaches, découpant son système pour le laisser en pièce face à l'impuissance de leurs capacités techniques.

Comprendrait-il que Therse égrenait son chapelet enfoncé dans un petit recoin de sa poche comme une mauvaise caricature ? Verrait-il la marque des touches de clavier incrustées dans la joue de Lottarche ? Entendrait-il les ronflements sonores et excessifs d'Avannash ? Il n'en aurait pas la moindre idée plausible.

Avannash, dans ses pauvres moments d'éveil, se disait que la prépa était trop réputée à tord là où Therse y voyait une belle période d'enrichissement et d'épanouissement personnel. Quant à Lottarche, eh bien on la sentait écrasée sur cette opinion comme dans un casse-noix.

Elles étaient enfermées dans un univers avec quarante autres personnes. Les murs étaient gravés d'inscriptions latines plus basiques les unes que les autres – pourquoi personne n'essayait de les écrire en grec ou en hébreu ? Therse divaguait doucement, les deux singes à sa droite et sa gauche ne cessaient d'émettre des cris étouffés. Peut-être qu'un jour elle lui demanderait s'il lisait secrètement ce qu'elle écrivait. Aurait-elle le temps d'aller à la messe après sa khôlle ce soir ? Qu'est-ce qui dans le stoïcisme a inspiré le monothéisme ?

Lottarche, à son tour, après avoir fait son numéro de cirque sagement assise sur sa chaise, espérait pouvoir un jour dédier une dédicace dans le livre de son amie à sa mère. Salut maman, aujourd'hui j'ai fait de beaux crachats, dirait-elle. Je t'aime maman.

Pendant ce temps, Avannash, loin de tout, soufflait à en perdre haleine sur la nuque du pauvre Toinan assis devant elle. Il avait l'air d'apprécier le geste, son dos se tendait vers Borée qui rafraîchissait sa dure peau d'athlète.

C'est dans ce contexte d'ennui flagrant, dans ses divagations permanentes, que Therse eut l'idée d'écrire les Chroniques de la rue Jacques Cœur. Avannash lui rappela à ce moment précis qu'en réalité cela faisait presque un an qu'elles avaient évoqué l'idée. Lottarche n'en pensait rien, elle ne pensait d'ailleurs jamais. 

Les Chroniques de la rue Jacques CœurWhere stories live. Discover now