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- Girl, va juste lui parler! 

- J'ai rien à lui dire, et je ne veux rien entendre ! 

Merriam et Jingyue m'ont coincé à mon casier et surveillent Kristof tout en me parlant. Je leur ai raconté l'histoire avec ma cousine mais le regrette énormément depuis que nos conversations se résument à:

- Peut-être que y'aime vraiment ta cousine, tu dois lui donner une chance de s'expliquer! 

- Qui t'a dit que lui veut s'expliquer? Techniquement il n'y a rien que je puisse faire pour les empêcher de se voir, mais jamais au grand jamais je vais les excuser. Mika sait toute l'histoire avec Kris en plus, la moindre des choses c'est de me demander si c'est un gars fréquentable! 

- Si tu ne lui parles pas, moi je vais le faire!

- Merriam, reste tranquille! la menace Jingyue avant de me dire: Mais toi, tu serais beaucoup plus facile à vivre si tu le confrontais. 

Merriam hoche la tête d'un air compatissant. Elle a une soeur du même âge que Mika, donc elle comprend ma réaction malgré tout. 

- Vous croyez vraiment que c'est nécessaire? 

- Pour toi, oui. Tu aurais échoué ton contrôle de lecture si Desje ne t'avait pas fait le résumé du Tartuffe le plus détaillé de l'Univers. Et tu as déjà lu le Tartuffe. 

- Un de tes livres préférés, Lin! 

Je soupire. Elles ont raison, même si ça ne change rien au statut Facebook de ma cousine, à moi ça me ferait du bien de régler ce problème d'amertume. Car c'est bien de cela dont il s'agit: J'ai une dent contre le Norvégien depuis mon humiliation en première secondaire. Et avec Mika, qui est aussi en secondaire 1 - quel hasard, toutes les émotions enfouies refont surface. Je ferme les yeux et prie pour les bons mots, du discernement, et de la compassion. L'idée était de ne pas me donner en spectacle non plus. Pas de larmes, pas de cris, murmuré-je à mi-voix pour me calmer. 

Merriam m'a déjà devancé et a déjà délogé Kristof de son groupe d'amis, qui nous dévisage en silence avant de partir s'installer à leur table. Je me laisse presque conduire par Jing, qui me tire par le bras pour me faire marcher plus vite. 

- Désolée de te déranger, on peut se parler cinq minutes? 

- OK...

- On peut se promener dehors? 

Il acquiesce, enfile son sweatshirt qu'il avait noué sur ses épaules. J'emprunte le foulard de Merriam et nous nous dirigeons moi et Kristof à l'extérieur. 

Notre collège possède un magnifique terrain boisé avec des sentiers de randonnée et trois terrains de football - américain comme tout court - sur lesquels se promener. Consciente que c'est à moi de mener cette promenade, je me décide pour la forêt, où seuls les autres marcheurs pourront nous surprendre en train de parler. 

- Alors, demandé-je du tact au tact, comme ça tu connais Mika? 

Il ne répond pas immédiatement, ce qui m'oblige à délaisser les feuilles d'automne du regard pour le poser sur lui. 

- Ouais... Ça fait deux mois, environ, qu'on se suit sur Snapchat. 

Snapchat, sérieusement? Décidément il ne cherchait pas à me faire bonne impression. 

- Et... je suppose qu'elle t'a menti sur son âge? 

- Elle m'a dit qu'elle avait treize ans... 

- Elle vient d'avoir douze, Kris. 

- Ooooh. Je comprends beaucoup mieux ta réaction au party. 

Je ris, bientôt imité par Kristof. Bien qu'il ait mué depuis secondaire 1, il avait exactement le même rire. Je suis soulagée constater que je peux le constater sans que les émotions de l'époque ne refassent surface. 

- En passant je tiens à m'excuser...

- Non non, comme je te dis je savais pas...

- Pour nous deux. En sec. 1. J'ai pas mal overreact. Pis honnêtement t'es vraiment chill, j'aimerais ça pouvoir te dire allo dans le couloir. 

- Ah, ça! Ben oui c'est chill, y'a pas de problème. T'étais vraiment drôle en maths pis tes projets d'art sont toujours intéressants à observer en développement donc...

On fait un handshake pour ratifier notre traité de paix. Je tiens tout de même à préciser: 

- Mais pour revenir à Mika, là, tu comptes faire quoi avec elle exactement? Maintenant que tu sais elle a quel âge? 

- Je vais me distancer un peu, je veux pas de problème avec toi et ta tante!

Je ris de sa réponse franche et m'arrête pour lui faire l'accolade.

- Je suis contente d'avoir mis ça au clair, Mika est superbe et je comprends que t'es pas obligé de laisser tomber mais je respecte vraiment que tu le fasses. Merci encore.

- C'est rien, Linda, ne t'inquiète pas pour moi... Sauf que dire ça à ta cousine, je sais pas trop comment elle va le prendre.

- Ouais... Texte-moi quand tu lui annonces la nouvelle.

- OK, t'as Instagram?

- Non je suis pas sur les réseaux sociaux, mais je te donne mon numéro si ça te dérange pas de me texter?

- Ah OK parfait.

Nous échangeons nos numéros et on se sépare là, Kristof ayant repéré des amis plus loin à l'extérieur. Moi je retourne à l'école en gambadant, libérée d'un énorme souci.

- Qu'est-ce qui te rend heureuse comme ça?

Mon interlocuteur apparaît derrière une rangée d'érables.

- J'ai pas le droit d'être heureuse? Il fait beau, les feuilles tombent, je suis en santé, Dieu est bon...

Je hoche les épaules en souriant franchement. Je n'avais pas prévu de parler de Dieu comme ça mais si c'était sorti spontanément tant mieux, il n'y a jamais de mauvais moment de rendre action de grâces à Dieu pour ses bontés envers nous.

- Ça fait longtemps que t'es chrétienne?

Je me rapproche de Rodriguez pour éviter d'avoir à crier mes réponses plus longtemps. J'essaie aussi de voir s'il est seul sans apprendre s'il consomme quoi que ce soit dans les bois.

- Honnêtement, non. Ma mère est chrétienne mais moi j'y ai pas cru avant l'an dernier.

- Pourquoi? Qu'est-ce qui a changé?

Je ne suis pas à l'aise de partager à Rodriguez le tourbillon émotionnel et relationnel dans lequel je me trouvais l'an dernier à pareille date. Je résume donc par:
- Dieu a fait pour moi ce que personne ne pouvait faire.

Et j'en oublie de le regarder. Je souris pour moi-même et pour mon Sauveur, qui m'a retiré de ce bourbier pour Sa gloire.

Le timbre sonore annonçant la fin du dîner retentit. Je pars en gambadant de plus belle, m'arrêtant net quand j'entends Rodriguez me rappeler au plancher des vaches:

- En passant, est-ce qu'on a histoire aujourd'hui?

- Dernière période.

- OK. J'aurai une surprise pour toi.

Je me retourne, le dévisageant sans comprendre. Son regard impassible ne me laisse pas deviner ce qui m'attend.

- OK. À tantôt, dis-je avant de m'éloigner seule vers la salle de casiers.

J'ouvre la porte et risque un dernier regard vers la forêt. Rodriguez y retourne, les deux mains dans les poches de son pantalon.

Le Jour Où Je Suis Devenue Une DéesseWhere stories live. Discover now