Le Maître des Bêtes

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« Eh bien, demanda le comte en époussetant la neige qui s'était accumulée sur les épaules de sa cape prune, c'était une veillée bien agréable, vous ne trouvez pas ? »

Henri lui répondit d'un sourire de sphinx ; Alexandre savait que le journaliste voyait d'un œil ironique toutes les petites traditions locales que lui faisait découvrir l'encyclopédiste de l'Étrange.

« Bien entendu, poursuivit le hobereau en pénétrant à sa suite dans l'auberge, vous avez sans doute eu l'occasion de fêter le solstice de façon bien plus prestigieuse, n'est-ce pas ? »

Le jeune homme ôta son pardessus sombre et l'accrocha à la patère, goûtant visiblement la chaleur qui régnait dans la salle commune. L'établissement manquait sans doute de classe pour un fils de notable – et c'était peu de le dire, mais Henri avait toujours eu la capacité de s'adapter à toutes les situations. Après tout, l'endroit s'annonçait plutôt agréable, avec ses poutres basses brunies par la fumée et ses murs de pierres vénérables. Une énorme bûche se consumait dans l'âtre. L'érudit guida son ami vers une table un peu éloignée de la cohue régnante ; c'était à croire que tout le village s'était rassemblé là après la veillée de Noël.

Le comte renonça à passer commande et préféra tirer de sa poche intérieure une flasque qui intégrait deux petits verres. Il les disposa devant lui avant de les remplir d'un liquide ambré :

« Une petite liqueur familiale dont vous me direz des nouvelles... Idéale pour se réchauffer. »

Les deux hommes restèrent un moment muets, savourant le breuvage par infimes gorgées, écoutant les rires et les chants qui assourdissaient la salle. Finalement, les choses commencèrent à se calmer.

Le comte décida que le niveau sonore permettait à nouveau de tenir une conversation digne de ce nom :

« Avez-vous remarqué les animaux sauvages qui entouraient la crèche ?

— Oui, c'est pour le moins étonnant, remarqua le journaliste en reposant le godet à peine plus grand qu'un dé à coudre. Je ne savais pas que les cerfs, les sangliers et les loups venaient traditionnellement adorer l'Enfant Jésus...

— Après tout, Saint François est censé avoir établi la première crèche, et il prêchait à des bêtes sauvages pour le moins dangereuses.

— Comme les saints les plus authentiques, il était sans doute un éveillé... sans le savoir lui-même. »

Le comte pouffa :

« Je veux bien vous croire, Henri, mais gardez cette théorie pour vous. Quant à ce détail amusant, il est lié à un conte de ces contrées. Peut-être vous plairait-il de l'entendre.

— Eh bien, je ne me sens pas encore assez fatigué pour dormir... Et vos talents de conteurs n'ont pas d'égal !

— Vous savez que vos flatteries ont toujours prise sur mon orgueil ! s'exclama Alexandre en riant. Bien, puisque vous insistez... et que je ne demande que cela... »

Le comte ferma un instant les yeux, s'éclaircit la voix avant de poursuivre :

« Comme toute légende, celle-ci remonte à des temps lointains, où un seigneur cruel régnait sur ces terres. Ses paysans étaient réduits à la plus grande pauvreté, croulant sous le poids des taxes. Cette année-là, l'hiver avait été particulièrement rude... L'un des plus pauvres de ses serfs, le vieux Jacques, ne parvenait plus à nourrir sa famille et dut se résoudre à aller braconner dans les bois du seigneur. Ce qui représentait bien sûr un sacrilège. Les garde-chasse le surprirent et il se retrouve jeté dans l'une des oubliettes du château.

» Désespérés, sa femme Pierrette et ses quatre enfants se rendirent devant le seigneur. Ils implorèrent sa pitié, en lui demandant de libérer Jacques. Noël approchait et il pouvait faire ce beau geste... Mais il ne voulut rien entendre. Pire encore, il les chassa de leur maison et leur interdit de reparaître sur ses terres. La pauvre famille fut donc condamnée à errer dans le froid. Alors que les malheureux traversaient une forêt particulièrement touffue, les loups commencèrent à hurler tout autour d'eux. Ils gagnèrent le refuge d'une petite chapelle abandonnée et à moitié en ruine. L'aîné des enfants, un garçon de quinze ans qui se nommait Jacques comme son père et qu'on appelait Jacquot, aida sa mère à en fortifier l'entrée avec des débris de charpente. Il restait encore quelques cierges non brûlés sur l'autel, qu'ils rallumèrent. Ils prièrent une partie de la nuit pour qu'un miracle les sauve, avant de se blottir tous ensemble sous une mince couverture. Au petit matin, ils se préparaient à reprendre la route, quand ils s'aperçurent que les loups, que l'hiver avait rendus affamés, entouraient toujours la chapelle.

Histoires hermétiquesWhere stories live. Discover now