VII. Règlements de comptes à OK corail

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On se retrouve quelques kilomètres de tension plus tard en contrebas de la route, au bord d'une petite plage. Je t'épargne le trajet jusqu'ici : même Bernardo aurait été plus bavard !

Le coin est de toute beauté : une plage de sable crème dessine une minuscule presqu'île entourée d'une mer bleue à peine ridée et des tas de petites îles boisées juste devant, à quelques dizaines de mètres. Cette avancée vers l'eau est une invitation à la baignade.

J'observe un pélican, en tentant de le photographier pile au moment où il plonge, quand une nana toute fine, en short rose, lycra noir et casquette assortie traverse mon objectif avec son kayak. Parée d'un énorme sourire, elle le sort de l'eau et le ramène sur la grève.

Lorsqu'elle dénoue ses cheveux de sa casquette et relève ses lunettes, je m'aperçois qu'elle est chinoise. Ou japonaise. Et plus toute jeune. C'est quoi sa pilule de Jouvence à elle encore : le bonheur ?

Elle range son embarcation derrière un bus gigantesque garé près de l'eau et revient vers nous pour se taper la discussion.

Non seulement elle est belle et zen, mais en plus, elle a l'air sympa.

Antoine s'occupe des formalités diplomatiques étant donné mon niveau ridicule en anglais. Je comprends qu'elle s'appelle Emi, ou Amy (amie?). Compte tenu du temps qu'il reste à papoter, il doit raconter un peu de notre voyage, qu'elle imagine sûrement celui d'un joli petit couple de français en lune de miel (on est tellement romantiques nous les français. Vu de l'étranger évidemment.) C'est qu'elle ne sait pas qu'il est commercial Antoine et qu'il pourrait vendre une encyclopédie quinze volumes à un aveugle.

Elle se tourne soudain vers moi et, me sortant de mes pensées, me parle très lentement avec un air condescendant :

- ARE YOU OK ? TOO MUCH SUN ?

- Antoine, qu'est-ce que tu lui as dit ?

- Rien, qu'on avait de la route et qu'on allait repartir.

- Tu veux repartir maintenant ?

Elle reprend à tout allure, pour Antoine.

- Et là, elle a dit quoi ? Je l'ai vu montrer la mer.

- Bah, elle me propose son canoë pour aller faire un tour, pendant que tu te reposes dans son bus.

- Pourquoi elle le propose qu'à toi ? Moi aussi j'ai envie de faire du canoë !

- Oh, parce que je lui ai dit que tu étais fatiguée.

- T'as craqué ou quoi ? Ou t'as vu que j'étais fatiguée ?

- Vu ton état depuis quelques heures ...

- Mais t'es vraiment qu'une grosse ... Putain, je ne sais pas ce qui me retient de t'en coller une. Là, c'est ... c'est ...

La colère remonte, mais même si tous les mots n'arrivent pas jusqu'à ma bouche, en tant que fakir, j'arrive désormais à maîtriser mes émotions. C'est plus froid, plus radical comme sensation. J'ai l'impression d'être sortie de mon corps et d'observer la scène d'en haut. Antoine m'apparaît tout petit, tout ridicule, insignifiant, médiocre. Et surtout il m'apparaît complètement étranger , comme si je n'avais plus aucun lien avec lui. C'est évident : il n'est plus possible de continuer le voyage avec lui. Tant pis pour la voiture, je n'en ai plus besoin. De toute façon, j'ai tellement de force tout de suite maintenant, que je pourrais faire les mille kilomètres qui me séparent de l'aéroport rien qu'en courant.

C'est donc d'un pas décidé que je me dirige vers la voiture, ouvre le coffre et en sors mon sac.

- T'as envie de repartir ? Alors repars !, je lui lance très très fière (je ne me suis jamais tenue aussi droite!)

- Ben, et toi ? Je vais pas te laisser là quand même ? articule-t-il incrédule.

- Ah parce que tu as pitié de moi maintenant ?

- Non mais, enfin, c'est pas ce que je veux dire, mais je peux pas te laisser. Allez chérie, range ton sac.

- Il n'y a pas de chérie qui tienne ! Tu me prends pour une grosse niaise ou quoi ? Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit tout à l'heure ? Nous deux c'est fini. GAME OVER. Et ce voyage ensemble aussi c'est fini !

Je regarde Amy, un peu gênée. Elle m'a bien proposé de me reposer dans son bus ? Et ben, je vais me reposer jusqu'au passage du prochain car pour l'aéroport. Je vais même prendre le temps de faire du canoë, non mais !

- You OK if aïe sté ir ? Je lui demande péniblement.

- Oh no problem, aslongasyouwant.

- Sloli plise ?

- Sorry : YOU CAN STAY AS LONG AS YOU WANT. Wait : I'll call Pat. He speaks french.


J'ai donc laissé Antoine repartir avec la voiture, hésitant entre son orgueil et sa responsabilité d'homme en charge de sa femme. Alors que la voiture part, un vent de liberté me parcourt le corps : je suis enfin au volant de ma décapotable (tant pis si elle est fictive) !

Je suis enfin moi :

Estelle, 40 ans, conceptrice-commerciale de cuisines sur mesure au meilleur prix (design ou classique, électroménager inclus, fabrication française garantie 10 ans, livraison et pose, solutions de financement), célibataire et libre.


La poussière du terre-plein vient de retomber, et on n'entend qu'un léger souffle de vent. Je n'avais pas remarqué qu'il faisait si chaud ici. Je me retourne : deux bus gigantesques garés au bord de l'eau, un van, une tente, un 4x4 pickup, la mer, la route au-dessus, des étendues de cactus derrière, mon sac à mes pieds et mon appareil photo en bandoulière. Je vais faire quoi ici, toute seule ?

Oh mince : j'ai laissé mon portefeuille dans la voiture ! Et mon portable ! Je rentre comment moi ?

Et déjà, est-ce qu'il y a une ligne de car qui va vers l'aéroport ? Ou du moins vers le sud ?

Car je ne vais peut-être pas rester cuisiniste pour très longtemps si je n'arrive pas à rentrer à la maison avant la fin de mes congés, moi !

Par contre, sûrement célibataire jusqu'à la fin de mes jours ! Quel mec voudrait s'enticher d'une vieille de 40 balais ?


Amy a dû le voir que j'avais fait une connerie, parce qu'elle est venue tout doucement me prendre par le bras, m'a amenée sous l'auvent de son bus, m'a assise sur sa chaise de camping et m'a servi une citronnade. Ensuite, c'est Pat qui a pris le relais.

En français.

A la vie, à l'amour, aux cactusWhere stories live. Discover now