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 D'abord, elle se crut dans un film d'horreur, une adaptation d'un roman gothique, comme Le Château d'Otrante ou Frankenstein. Devant elle se dessinait un manoir, qu'elle présumait être du XIXème siècle (tous les manoirs d'horreur datent du XIXème siècle). A contre-jour, sur fond de ciel rouge crépusculaire, il avait tout du manoir d'un scientifique fou. Elle cru s'être trompée, mais un rapide coup d'œil sur la plaque fixée sur l'un des piliers du portail lui fit comprendre que non. C'était bien là qu'il lui avait donné rendez-vous. Alors elle soupira, ferma les yeux, reprit sa valise et avança dans l'allée, en essayant d'évacuer tout le stress qui la submergeait.

Aliénor – car c'est d'elle dont on parle – était étudiante en lettres. Parce qu'elle était en troisième année de licence, elle devait rendre un mémoire. Elle avait choisi son sujet : l'Amérique profonde chez Lovecraft et King. Un sujet passionnant, qui lui demandait toutefois de maîtriser la culture et la sociologie américaine au XXème siècle. Et là, Aliénor, elle peinait, parce qu'elle n'y connaissait rien. Mais parce qu'elle était débrouillarde, elle avait réussi à entrer en contact avec un auteur à la retraite, lui aussi amateur des histoires de Lovecraft, Poe, King, Walpole, etc. Après avoir échangé quelques mails, afin qu'elle démontre son honnêteté et le sérieux de son projet, l'auteur lui avait proposé de venir le rencontrer directement chez lui, près de Limoges en Haute-Vienne, le temps d'un week-end, avec possibilité d'être hébergée, nourrie, blanchie. Sur le ton de la blague, il lui a assuré qu'il ne lui ferait rien d'autre que de remplir son cerveau de connaissances et de savoir.

L'étudiante se tritura les méninges pendant quelques jours concernant ce séjour : devait-elle en parler à ses parents, à ses rares amis, qu'ils sachent où elle était si jamais le week-end se passait mal ? Genre, si l'auteur était un vieux désagréable, qui n'aimait pas les jeunes comme elle ? Parce qu'il fallait bien admettre qu'Aliénor était atypique : c'était une belle rousse, qui avait une magnifique crinière, rasée d'un côté. L'un de ses bras était saturé de tatouages en lien avec les films d'horreur et les jeux vidéo. Elle portait des lunettes à forte monture, ce qui faisait davantage ressortir le vert de ses yeux. C'était un style punk-nerd-geek qui lui allait assez bien, et qui passait crème dans une fac de lettres. On lui foutait la paix.

Aliénor se retrouvait donc devant le manoir en débardeur à l'effigie de Cthulhu et en short-jean, DocMartens aux pieds. En s'approchant du bâtiment, rouge le bâtiment, elle remarquait une silhouette à l'une des fenêtres. Sans doute était-ce l'auteur qui la regardait s'approcher, ou quelqu'un d'autre,

un fantôme

un hôte ou un proche de l'auteur. Aliénor ne savait rien de lui ; par mail utilisait-il un pseudonyme. Ce n'est qu'en arrivant devant la grande porte qu'elle se demandait si elle ne se jetait pas dans la gueule du loup. Machinalement son poing frappa par trois fois la porte, et l'étudiante se dit que c'était maintenant que tout se jouait.

La porte s'ouvrit sur un homme d'une soixantaine d'année, et Aliénor resta coite devant lui. On aurait dit Johnny Depp, avec le visage marqué par la vie, les cheveux courts et poivre-sel. Comme elle s'y attendait, parce qu'elle avait beaucoup de préjugés sur les gens qui vivent dans des manoirs et des châteaux, il faisait très snob, très aristo. Aliénor était impressionnée par ce genre de personnes, alors devoir communiquer avec, c'était quasi-mort.

« - Oui ?

- J... Je suis Aliénor Lambert, on a échangé quelques mails au sujet de ma venue ce week-end.

- Ah ! Oui. Entrez. «

L'étudiante ne se le fit pas dire deux fois.

Si l'extérieur du domaine la laissait pantoise, l'intérieur l'intimida encore plus. Tous les clichés du manoir d'horreur était réuni : sombre, presque froid, des armures ici et là, et dans l'escalier menant à l'étage, des portraits d'anciens.

« Je vous attendais plus tôt, mademoiselle.

- Oui, euh... Le téléphone passe assez mal par ici, mais je voulais vous prévenir de mon retard, le bus qui m'a amenée ici a eu une roue crevée.

- Et ce n'est que le début de vos malheurs... susurra l'homme. Ici le téléphone ne passe pas du tout. J'espère que l'un de vos proches sait où vous êtes ! Bon. Je présume que nous ne travaillerons pas ce soir. Je vais vous indiquer votre chambre, je vous laisse vous installer. Nous dînerons dans une heure. »

Mouais, étrange. L'homme ne s'était toujours pas présenté, ne paraissait pas spécialement aimable non plus. Aliénor se figurait un auteur très imbu de sa personne. Assez étrange, pourtant, quand on sait qu'il s'était montré assez sympathique, sinon cordial, dans l'échange de mails. L'étudiante se demandait si elle n'allait pas plutôt repartir le lendemain matin. Sur le trajet menant à sa chambre, ni l'un ni l'autre ne parlait. La jeune femme évitait de regarder les portraits accrochés sur les murs, portraits qui la mettait mal à l'aise.

« - Voilà, c'est ici que vous logerez, mademoiselle, fit l'homme. Juste en-dessous se trouve la salle de musique. J'espère que vous aimez Chopin et Schumann, parce que c'est ce que j'ai l'habitude de jouer, le soir, avant d'aller me coucher. »

C'était une chambre bleue, petite, simplement dotée d'un lit, d'un guéridon avec une lampe à huile, une armoire et un petit bureau sur lequel se trouvait une bien étrange sculpture : une voûte plantaire, nue, s'offrait à la caresse d'une plume tenue par une main. La jeune femme s'en amusa, malgré la bizarrerie de la chose, et la prit en photo. C'était pas banal, comme sujet d'œuvre d'art.

Aliénor s'assit sur le lit, regarda par la fenêtre : le parc était gigantesque. Elle avait vu sur l'arrière du domaine, un espace protégé des regards indiscrets des badauds. Le soleil était quasiment couché. Elle alluma la lampe, se brûla les doigts au passage. Ainsi éclairée, la chambre lui faisait presque peur. Elle se donna un peu de courage et rangea ses affaires dans l'armoire, qu'elle ferma à clé avant de prendre cette dernière avec elle. La silhouette qu'elle avait vu à la fenêtre en arrivant ne correspondait pas à celle de l'auteur. Il y avait quelqu'un d'autre, et son hôte ne lui en avait pas fait part. Peut-être au repas ? Aliénor en doutait un peu.

Elle hésita à enlever ses chaussures, avant de se dire que, si son hôte ne faisait pas d'efforts avec elle, elle ne voyait pas pourquoi elle en ferait plus. Elle retira ses chaussures et ses chaussettes (à l'effigie de Link, le héros de The Legend of Zelda). C'est alors que, agenouillée devant sa valise à la recherche de ses mules d'intérieur, elle sentit quelque chose frotter la plante de ses pieds...  

HantiseWhere stories live. Discover now