"Et vous allez dans les pays en guerre ?"

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Elle a les mains sur mon crâne et elle masse. Enfin, elle masse. Elle se dit qu'elle me fait un massage relaxant. Moi, la tête penchée en arrière, la nuque coincée dans le lavabo, les doigts crispés sur le fauteuil je serre les dents. Je déteste ce moment entre le lavage et la coupe, quand la coiffeuse prend un temps relaxant pour masser le crâne. Cela ne me relaxe pas. Je n'aime pas sentir ses doigts sur ma tête, et puis j'ai froid. Je serre encore les dents.

"Et vous allez dans les pays en guerre ?" La dame avait demandé mon métier. Apprenant que je suis journaliste, elle s'enquiert de savoir si mon job m'envoie donc dans "les pays en guerre."

"Euh, non, non. Là, vous voyez je suis journaliste dans le journal local. Je fais des reportages dans la ville, pour parler des accidents de la route, du conseil municipal ou de l'ouverture du supermarché, ce genre de choses."

Je viens à peine de sortir de l'école de journalisme, et je commence ma jeune carrière par ce qu'on appelle "la locale". Un contrat dans la presse écrite, dans un quotidien régional. J'ai même réussi à trouver un poste dans la ville où habite mes parents. J'écris dans le journal que mon père lit tous les matins.

Alors les pays en guerre... Tout ça n'est pas pour moi. Moi mon quotidien, celui des lecteurs, c'est celui de la page locale, ma ville. Parfois je m'aventure un peu au delà, dans les pages départementales ! A moi les histoires zones d'accueil de gens du voyage (introuvables dans les communes du coin), les conflits entre les habitants d'un quartier qu'un maire classe en zone inondable ou encore les traditionnelles questions posées à l'Office de tourisme à la fin de saison estivale.

Mon terrain, c'est ma ville et un peu de campagne. Au gré des contrats à durée déterminée j'ai même testé tous les postes de rédaction du journal sauf les sports. Vu de loin, ça n'a rien de trépidant, du local, du micro local. Mais ça me convient. Je me promène dans ma petite voiture jaune, mon carnet à spirales et mon bic bleu à portée de main. Je rencontre des gens, chaque sujet est nouveau, tout est à défricher.


La guerre c'est très loin. Je déçois un peu la coiffeuse. Elle pensait masser la tête d'un vrai reporter ! Je tente de rattraper le coup : "Dans ma promotion, certains sont déjà sur le terrain, ils ont la vocation pour traiter de l'actualité internationale." Mais nous sommes jeunes, pas encore de Kessel à lui citer pour me faire mousser. Pourtant, je le sais, dans la quarantaine de journalistes qui formait ma promo, certains iront loin. Un jour je lirais dans la presse qu'un(e) tel(e) a reçu le Prix Albert Londres. Je serais fière ! Comme je le suis déjà, lorsque je vois leurs petites têtes dans des duplex télé ou que je reconnais leurs voix dans ma radio.

En attendant les prix et la gloire, le travail m'attend. La coiffeuse me parle nettement moins depuis qu'elle sait que je ne traite que des marchés et des chiens écrasés. Quelques coups de peigne plus tard, je suis prête à retourner à mes articles locaux. L'actualité internationale c'est tellement loin. Et le local va rester mon quotidien pendant de longues années. Après le journal, je suis passée à la radio. Même sujet, même zone géographique mais pour un journal... parlé.


Comme je sors d'une université, je n'ai pas eu le goût développé par mes camarades pour les grands enjeux internationaux. Au gré des remplacements dans une radio nationale, j'ai bien touché d'un peu plus près quelques questions du monde. Des élections en Afrique, une catastrophe en Amérique du Sud, il faut trouver un expert, un spécialiste de la zone qui décrypte en 50 secondes pas plus la situation pour l'auditeur. Dans une rédaction je ne suis pas forcément celle qui se bat pour les sujets "inter", au contraire, je préfère les sujets plus atypiques, plus locaux. Aujourd'hui on dirait "concernants". Pas de dévalorisation, il en faut pour tous les goûts. Certains sont très bons dans l'actu internationale, moi je préfère la locale, labourer le terrain, partir rencontrer des gens plutôt que d'appeler Singapour pour une interview.


Et puis un jour, alors que ma journée de travail commencée très tôt le matin à la radio allait s'achever, le rédacteur en chef de m'appelle dans son bureau. "Il y a un reportage à faire à Erbil, dans deux semaines. Veux-tu y aller ? Je te laisse un peu de temps pour réfléchir. Donne moi ta réponde demain."

Mentalement j'ai cherché à situer Erbil sur une carte. Impossible de placer précisément cette ville. Mais je sais dans quelle pays elle se trouve : en Irak. Et à cette époque, l'Irak c'est un pays en guerre. 

J'ai dit oui.

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⏰ Last updated: Mar 06, 2020 ⏰

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Petit reporter. Tribulations d'une journaliste.Where stories live. Discover now