Prologue

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Les rayons tardifs du soleil clairsemaient les brins d'herbe humides de la clairière alors que la brume se levait doucement sur le village. L'hiver doux apportait un silence d'autant plus prégnant sur les habitations que tout le monde semblait encore assoupi. Un foyer ne répondait pourtant pas à cette règle, animé depuis tôt : l'enfant agité, les parents épuisés.

La campagne devait l'apaiser, c'était pour cette raison qu'ils avaient déménagé au moment où le diagnostic avait été posé. L'air pur lui ferait du bien, l'extérieur lui offrirait un peu de liberté, il pourrait s'exprimer à sa guise sans être enfermé dans un appartement trop exigüe, on pourrait aménager une pièce spécialement pour lui, l'équiper comme il se doit pour le protéger de lui-même. De beaux projets pour faciliter la vie de tous...

Mais il ne dormait pas mieux ici qu'ailleurs et les crises n'avaient pas véritablement diminué. C'était toujours une lutte constante pour le pousser à s'ouvrir un peu plus, à ne pas complètement se couper du monde. Un travail quotidien de le mener sur le chemin de l'adaptation, de le guider vers ce que l'on appelait la société qui régissait la vie de presque tous.

La campagne n'aidait pas. On ne faisait pas disparaître l'autisme d'un claquement de doigts.

Les bois qui bordaient le Sud du village abritaient la douceur des contes les plus loufoques et la réalité des créatures que l'on ose à peine imaginer. L'enfant seul le savait ; il le voyait. Lorsque sa mère, le soir, lui lisait des albums pour le calmer et idéalement l'endormir, lui percevait de petites lumières mordorées à travers la fenêtre. Quand il gémissait pour les lui signaler, elle l'incitait tendrement à se replonger dans l'histoire. Et lui attendait que les créatures de la nuit viennent le saluer lorsqu'elle serait partie. Il souhaitait les accompagner, elles l'appelaient et étaient si jolies, si brillantes ; mais le seul moment où il pouvait aller à l'extérieur, était lorsque le soleil était haut dans le ciel, et ses amis craignaient ces rayons rougeoyants.

Un soir, alors que sa mère venait de quitter la chambre, il perçut à travers la fenêtre la lueur d'un feu follet, et, alors qu'il se redressait dans son lit, un lutin aux yeux phosphorescents apparut derrière un carreau et lui confia que ses amis et lui se cachaient dans la forêt tout le jour durant : où les statues brillaient et les pieuvres dansaient. L'enfant demeura silencieux mais comprit à travers le sourire de la créature qu'il l'invitait à les rejoindre. Le lutin disparut, le feu follet s'éloigna, et l'enfant s'endormit d'un sommeil impénétrable.

Au matin, les parents s'éveillèrent et pas un bruit ne pénétrait les murs de la maison de pierres. Étonnés de ne pas percevoir de cris, ni le son particulier de l'enfant frappant sa tête contre les barreaux du lit, comme il le faisait si souvent, ils se levèrent et se dirigèrent dans sa chambre. Lorsqu'ils ouvrirent la porte, ils découvrirent leur fils, encore profondément enfoui dans les bras de Morphée, et pour rien au monde ne voulurent le déranger. Ils s'éclipsèrent doucement, et il resta assoupi deux heures encore.

Durant plusieurs jours, suite à la visite du lutin aux yeux étincelants, l'enfant vit ses amis chaque soir après le départ de sa mère. Ils discutaient ensemble d'une langue qui n'était compréhensible que par eux. Ce jour-là, alors que sa grande sœur passait devant sa chambre, elle entendit des murmures indistincts et ouvrit doucement la porte pour découvrir le petit, perdu dans de grandes explications avec la fenêtre. Elle observa son frère quelques minutes, en prenant garde à ne faire aucun bruit, puis referma la porte et retourna dans son lit, le cœur serré. L'autisme provoquait-il des hallucinations ? Avait-il une autre maladie ? Était-il fou ? Elle finit par se rassurer en se convainquant que tous les enfants avaient des amis imaginaires et qu'il n'y avait rien d'inquiétant à cela. Puis elle s'endormit.

Le lendemain, elle fut éveillée en sursaut par des cris et un bruit de vaisselle brisée. Elle mit quelques secondes à réaliser ce qu'il pouvait se passer et sortit de son lit à toute vitesse. Elle pénétra dans la cuisine où elle découvrit un carnage au sol, et un air de panique parcourut les traits de la mère lorsqu'elle demanda où était passé le plus petit. Ils réveillèrent le fils aîné et firent le tour de la maison, appelant l'enfant et cherchant chaque coin dans lequel il aurait pu s'abriter, mais ne le trouvèrent pas. La fille s'énerva, accusa ses parents d'égoïsme, de lui avoir fait peur, une fois encore, avec leurs disputes, et de l'avoir fait fuir. Son frère tenta de la calmer, en vain, mais parvint à la convaincre d'aller chercher les voisins pour demander à fouiller les maisons et les aider à poursuivre les recherches dans le village. Ils cherchèrent toute la journée et une partie de la nuit avant de cesser, épuisés, et décider de se reposer quelques heures. La police avait été appelée, elle était venue rapidement, avait interrogé la famille, les voisins, puis avait fait venir des chiens pour pister le petit ; cela dura des jours, mais aucun résultat convainquant ne ressortit. L'enfant avait disparu.

*

L'assiette brisée au sol résonna avec une puissance plus vive encore dans ses oreilles. Il se les boucha avec ses mains, s'accroupit et se mit à se balancer régulièrement. Ses parents continuaient à se disputer, enfermés dans leur monde, lui dans le sien. Puis se fut un verre qui finit par éclater au sol. L'enfant sursauta, entrouvrit les yeux et aperçut la porte ouverte. Il s'y dirigea, les mains toujours plaquées sur les oreilles, sortit, et courut.

Le bruit disparut aussitôt, le village était si calme. Il continua à avancer le plus vite possible, il n'y avait personne dans les rues, le soleil se levait doucement face à lui, au-dessus de la brume matinale. Il arriva dans un champ immense et s'arrêta. Il se baissa au sol, tel qu'il l'avait fait dans la cuisine, et se recroquevilla sur lui-même. C'était grand, ici, il ne reconnaissait pas, et puis où était la maison ? Il n'entendait plus rien, seulement le bruissement des arbres de la forêt. Elle se tenait face à lui, de l'autre côté de la clairière. Ses amis vivaient dans la forêt, non ? Où les statues brillaient et les pieuvres dansaient. Il se redressa et avança jusqu'à l'orée des bois.

Il faisait plus sombre et les rayons du soleil naissant perçaient timidement à travers les arbres. Il observa longuement la forêt, depuis son entrée, hésitant à y pénétrer. Puis une douce lumière parcourut le sol. Il la reconnut, elle ressemblait au feu follet qui avait accompagné le lutin. Elle semblait lui dessiner un passage, d'abord sur le chemin déjà tracé au sol, puis s'éloignant dans les fourrés. Plus confiant, il commença à marcher. Une silhouette blanche se dessina auprès de lui, prit la vague forme d'une femme à l'allure élégante et lui tendit la main. Il voulut la saisir et sa paume épousa un nuage de brume ; mais elle se mouvait toujours vers lui, prenant quelques pas d'avance pour le guider. Il la suivit au travers de la forêt, ne prêtant aucune attention ni aux buissons qu'il frôlait, ni aux branches qui éraflaient ses genoux. Ils parcoururent les bois pendant longtemps, mais aucune notion temporelle ne le touchait. Ce qui compta réellement, ce fut cet endroit, en plein milieu de la sylve, où l'on semblait avoir dessiné un cercle à travers les arbres, avec des buissons, comme une salle herbue déposée là. Des arborescences aux formes incongrues et tentaculaires s'étaient installées, ainsi que des vestiges de statues recouvertes de lierre et de branches, semblaient avoir été entreposées dans ce lieu depuis des siècles. La beauté frappa l'enfant en pleine poitrine, sans qu'il ne sache réellement ce qu'il ressentait. Puis il aperçut le lutin, perché sur un buste sans tête un peu plus loin, sur la droite. Au centre, la sculpture d'une femme, mince et superbe, qui ressemblait étrangement au fantôme qui l'avait accompagné jusque-là, et avait d'ailleurs disparu. Des êtres sylvestres apparurent et saluèrent l'enfant en s'inclinant avec des mouvements flous. Le petit s'avança, on l'invita à s'asseoir, et il retrouva ses amis avec un bonheur qu'il n'avait jamais connu jusqu'ici.

Perdu au centre de la forêt, entouré par des créatures rêvées, l'enfant ne se rendit jamais compte du temps qui s'écoulait, de la faim qui le tiraillait, de la soif qui se manifestait ou de son absence de la maison. Le lutin le distrayait, les être sylvestres dansaient autour des statues, un faune était venu se mêler aux jeux et quand le soir venait, les branches des grands arbres le berçaient ; personne ne lui manquait. Finalement, au bout de trois jours, ne percevant toujours aucun besoin de son corps hors la fatigue, et si bien diverti par les habitants de la forêt, il s'endormit aux pieds de la statue de la belle jeune femme et ne se réveilla jamais plus.

Les êtres sylvestres, protecteurs et possessifs, protégèrent l'orée des bois et dissuadèrent les chiens policiers de s'approcher. Ils ne sentirent jamais l'odeur de l'enfant et dirigèrent même les chercheurs vers d'autres pistes, s'éloignant du refuge. L'enfant de Talia leur appartenait, désormais.

Et ils chantentWhere stories live. Discover now