Journal, 1ère entrée

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1er jour, sur terre:

Je ne sais pas dans quelle aventure je m'embarque, au sens propre comme au figuré. En effet, je prends le bateau à la recherche de fortune, comme tant d'autres avant moi. J'ai toujours été appelé par la mer, et je suis vraiment enchanté de la prendre pour la première fois.

Le seul souci, la seule chose qui m'interpelle, c'est mon rôle sur le navire, plutôt...insolite, si je puis dire.

" Une première dans l'histoire de la navigation et de la science, a dit le capitaine, Alexandre Du mât. "

Je le soupçonne de tenir ici un pseudonyme. Non pas que son nom fasse penser à quelqu'un de célèbre, non, Du mât, ça sonne simplement sacrément pratique, pour un marin. Pas besoin de carte de visite.

Toujours est-il que je ne parviens pas à réaliser ma chance. J'ai été engagé pour une expédition, mais pas en tant que marin : en tant que météorologue, ce qui signifie que je n'aurais pas à faire toutes ces corvées dont s'alourdissent les moussaillons. Mon travail sera de connaître le temps, de faire des conjectures à propos des nuages, du vol des oiseaux. J'ai même emporté de ma campagne une petite rainette verte dans un bocal de verre : cette créature a le don de sentir la pluie arriver.

Jamais on aura vu entreprise pareille : un homme chargé de connaitre les changements de temps ! Pour moi, cela relève presque du merveilleux. Mais je ferais mon office de mon mieux...

2ème jour, vers les Indes

Le capitaine a décidé de mettre cap sur l'Océan Indien.

" Nous irons plus loin que les Indes, explorer les confins de l'Océan. J'espère trouver une terre inconnue, dit-il d'un air enjoué, comme si c'était chose facile. "

Plus le temps passe, plus l'équipage me semble étrange... Le médecin, par exemple, me semble un peu jeune pour assurer la survie de l'équipage en cas de désastre, et le biologiste ne fait que prendre des croquis de plantes d'après un petit livre qui ne le quitte pas.

Parmi ces savants, j'ai l'impression de faire un peu tache, et j'ai du mal à leur adresser la parole, mais je prends sur moi.

20ème jour, en mer :

La grenouille monte à l'échelle. J'en déduis que tout va bien, du moins, pour le moment... Le capitaine m'a renseigné sur le voyage, aujourd'hui, car j'étais plein d'interrogations :

" Nous sommes partis du Havre. Maintenant, nous traversons la méditerranée, nous ferons peut être escale en Chypre ou en Égypte pour nous réapprovisionner. Puis nous passerons le canal de Suez, pour entrer dans la Mer Rouge, et enfin l'Océan indien... Après cela nous allons probablement plus ou moins longer les côtes, mais rien ne dit que nous ne croiserons pas de tempête en chemin. La mer n'est pas sûre, Alain. "

J'ai dégluti. Si je manque à mon poste, j'ai peur que le bateau n'y survive pas...

40ème jour, escale :

Nous faisons une escale en Égypte, peu avant de passer le canal de Suez. Par chance, les vents nous ont été favorables et ont permis d'écourter le passage en Méditerranée. Alexandre est confiant pour le reste du voyage, et son enthousiasme a fini par me gagner : peut-être n'arrivera-t-il rien de terrible à notre expédition en fin de compte !

L'Égypte est tout à fait dépaysante. Il y passe foule de gens d'ethnies différentes qui parlent des langues inconnues, mais qui sonnent à l'oreille comme des musiques. Nous avons visité un marché pour refaire le plein de provisions, et je dois avouer que j'ai eu du mal à ne pas m'arrêter pour contempler chaque étal. Par chance, un des marins du groupe m'a rappelé à l'ordre. Il s'appelle Adrien, et m'est déjà très sympathique.

En effet, il se peut que je ne l'ai pas raconté, mais j'ai commencé à sympathiser avec certains membres de l'équipage : Adrien donc, mais aussi le cuisiner et le médecin. J'ai appris que ce dernier s'appelait Jonathan Laroche, et que le biologiste était son frère... Sacrée famille ! Ces savants m'impressionnent de jour en jour...

60ème jour, Mer rouge :

En début d'après midi, je m'étais assoupi, accablé par la chaleur qui règne sur ces eaux. À mon réveil, en regardant autour de moi, j'ai senti quelque chose d'inhabituel.

"La grenouille, ai-je pensé."

Elle était descendue de l'échelle... Alarmé, je courus dehors regarder le ciel. Nous nous dirigions droit vers un horizon noir d'encre, surmontés d'une épaisse crête de nuages menaçants.

" Capitaine ! Nous pouvons encore faire demi-tour ! hurlais-je.

- Non, Alain. Le vent est trop fort. Il va falloir traverser la tempête."

Je jettais un œil autour de moi. Les marins regardaient notre avenir droit dans les yeux, terrifiés et fascinés à la fois par les volutes sombres des nuages, tentacules prêtes à happer le navire pour réduire son existence à néant. Seul le capitaine se dressait droit comme un pilier face au ciel noir, prêt à affronter le destin que Dieu lui offrirait à vivre.

Bientôt la coque se mit à tanguer, le bateau à se balancer au gré des éléments. Il restait peu de temps avant que la situation devienne insoutenable. Le grondement du tonnerre, les mugissements du vent et les prières des marins seuls se faisaient entendre. En ces instants, même les athées devenaient pieux, priant pour être épargnés par la furie de l'orage, et j'étais de ceux là, les mains jointes, songeant au rôle que je n'avais pas joué pour sauver la vie de ces hommes.

Notre guide, Alexandre, les pieds ancrés sur la coque malgré les secousses que les flots faisaient subir au plancher de bois, les mains fermement agrippées au gouvernail, hurla à l'équipage, au dessus du vacarme :

"Que ceux qui sont valides se tiennent prêts à écumer le pont ! Les autres, rentrez dans ma cabine !"

Le cuisinier, suivi d'Adrien et de quelques marins poltrons, entrèrent dans la cabine du capitaine. C'était sans doute le lieu le plus sûr du bateau, et je m'apprêtais à y pénétrer à mon tour, terrifié par la tournure des événements, quand je vis Jonathan s'armer d'un pot de chambre pour rejeter l'eau hors du navire. J'eus un regain de courage. Il fallait que je rattrape ce que j'avais causé.

Je me rabattit sur un baquet et commençait à racler le pont. C'était une tâche interminable. Aussitôt que nous versions l'eau dans la mer, une nouvelle vague venait s'abattre, inlassablement.
Écumer le pont était remplir le tonneau des Danaïdes : jamais je ne me suis senti aussi transi et fourbu par un travail, et aussi soulagé quand il prit fin.

Car par bonheur, la tempête cessa. Nous avions traversé le nuage, étions sortis victorieux de cette épreuve céleste. Quelques dégâts avaient été estimés sur la coque, mais nous pûmes poursuivre heureusement le voyage, profitant d'une nouvelle escale en Arabie pour réparer le bateau.

Alain Poe

Chroniques d'un pirate explorateurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant