Correspondance avec Pénélope Peret, 1er extrait

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Chère Pénélope,

Je t'envoie cette lettre d'un port lointain que je ne nommerai pas, car il ne t'évoquerait rien sinon un dépaysement et une surprise profonde. Je le prononce moi-même assez mal, ce qui fait rire les marins étrangers, mais sans méchanceté, ils sont en effet d'excellents hôtes à la conversation si étonnante et diversifiée que le traducteur que nous avons employé est bien en peine de nous la retranscrire. Demain nous repartirons sur la mer des Indes. Le bleu de ses eaux est d'une vivacité surprenante et semble s'étirer à l'infini.

Je t'écris sur une feuille de mon journal, car je n'ai pas d'autre papier et je crains d'en demander au capitaine. Comprends bien, il a une famille, une femme, un enfant, des raisons d'écrire au pays plus justes que les miennes, moi qui t'écris seulement par espoir, par dépit, presque par rancune. Et plus cette lettre grossit, plus je songe à la jeter par dessus bord avec rage, pour que l'encre bleue que j'y mêle au papier ne fasse plus qu'une avec cette eau de paradis.

Aujourd'hui, le temps et radieux. Nous avons reçu le salut d'un couple de baleines qui nageaient gracieusement dans le lointain. Tu me manques.

Tu répondrais que je ne dois pas parler ainsi de nous, car tu es mariée, et que tu attends un enfant. J'arguerais alors que ce n'était qu'une remarque amicale, mentant honteusement à propos de mes sentiments, par peur qu'ils ne m'empêchent de te voir en cachette... Tu fermerais alors la bouche, crispée, puis détacherais chaque mot de tes phrases, comme tu le fais toujours quand tu es en colère :

"Si tu voulais m'épouser, tu le pouvais. Mais tu ne l'as pas fait, je me trompe ?"

Et tu aurais raison bien sûr. Tu as si souvent raison. Presque toujours.

J'aime jouer au jeu de tes réactions. Les imaginer doucement, les tenir près de moi...

J'aimais tant ta compagnie. Mais ton mari n'aime pas que nous nous voyions. Tu ne recevras d'ailleurs sûrement pas cette lettre, elle finira sa vie en flocons de papier, dans un caniveau, et peut être qu'un enfant des rues, sale et maigre, s'amusera à en recoller les morceaux. Il est amusant de penser cela.

Il fait mauvais temps aujourd'hui. Par chance, nous sommes au port. Depuis ma cabine, j'entends la pluie cogner contre le carreau et le pont, ruisseler le long de la coque, et les éclairs tonner dans le lointain, illuminant la profonde obscurité qui baigne l'horizon pendant un bref instant et laissant entrevoir une mer déchaînée. Paysage autant fascinant qu'effrayant. J'aimerais que tu sois près de moi à le voir. C'est très beau.

Pénélope. Cela fait plus de deux mois que j'écris cette lettre, ne sachant comment l'achever... Je souhaite si fort qu'elle te trouve, perce tes défenses, enrobe ton cœur d'une douce chaleur et que tu m'offre encore un peu de cet amour que tu me prêtais. C'est un songe d'enfant, un espoir éclairé, que tes considérations adultes trouveront ridicule avec raison. Peut-être riras-tu de cette lettre. Mais vois, lis mon amour dans mon écriture bleue et penchée : si tu ris de cette lettre, j'en serai heureux, car mes mots auront su provoquer cette musique si chère à mon cœur. Si tu ris de cette lettre, même si tu la jette ensuite, même si tu la piétine et que tu craches dessus, je serais un homme libre, je serais un homme heureux, aussi heureux qu'on puisse l'être.

J'écris ces mots à la hâte. Trois mois déjà, trois mois si longs, sans pouvoir apercevoir ta figure, à l'église, du côté des dames, ta figure seulement dans le jour clair, l'arête d'un nez, une mèche de cheveux traversée par la lumière. Même cela ne m'est pas permis.

Cela fait trois mois que je vis dans la crainte que l'on trouve cette lettre et qu'on se rie de moi. Mais la crainte est dérisoire devant l'amour. Au prochain port, si j'en ai le courage, je t'enverrai tout, je le jure. Et tu sauras. Que je ne t'oublie pas. Que je t'aime encore.

Ces mots ne te parviendront pas. Je le sais désormais de source sûre : ta sœur m'a renvoyé le courrier avant même que tu l'effleure de tes mains blanches, avec une courte missive m'ordonnant de ne plus t'approcher, ni avec des lettres, ni de quelque autre manière que ce fut. Alors je continuerais mon monologue solitaire.

On m'a dit que l'enfant est né. C'est heureux. Enfin, à quoi bon jouer, puisque tu sais bien, je sais bien que j'aurais aimé être le père de l'enfant que tu portais, et qui doit maintenant babiller et pleurer à qui mieux mieux, rendant tes journées plus douces et plus pénibles à la fois. Comme j'aurais aimé le prendre dans mes bras. Le toucher. Lui parler. Mais je ne le verrai que d'une distance respectable, ou jamais.

Je me suis habitué à la mer désormais. N'ayant plus rien à perdre, j'ose toujours plus, surprenant mes camarades par ma témérité. Je suis même allé me battre à l'arme blanche suite à un esclandre avec les aborigènes, et, si tu savais ! Le capitaine m'a félicité. Je ne deviens pas mauvais. Peut-être ferais-je mieux de rester, sur cette eau traîtresse, jusqu'à ce qu'un jour elle me prenne, et me laisse oublier cette passion assassine que j'éprouve à ton égard : je te renvoie la lettre.

Sait-on jamais : et puis, si elle me revient, je la brûlerais. Elle ne m'est plus d'aucun soutien, et ne renvoie que ton image et toute la douleur qu'elle entraîne : il est des souvenirs qu'il vaut mieux enfouir.

Alain Poe

Chroniques d'un pirate explorateurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant