5 - Une bâtarde

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17h23, Cashel, 1704

    Le feu de la cheminée crépite et éclaire la pièce exiguë. L'odeur de bois brûlé qui émane du foyer se propage dans le salon, au plus grand plaisir de la petite Ohanna. Allongée dans les bras de sa Granny, elle regarde, hypnotisée, les flammes danser. Le salon est sa pièce préférée. Elle aime s'asseoir devant la cheminée, un livre ou un tricot à la main. Elle aime sentir la chaleur se propager sur son corps et ne se décale seulement lorsqu'elle sent son épiderme brûler. Elle aime la lumière orangée qui se répand et qui rend le salon si familier. Elle se sent protéger, près de la cheminée. Elle se sent apaisée.

    Granny, elle, est préoccupée. De son côté, elle rêve d'éteindre les flammes. Elle rêve de plonger le salon dans le noir et de ne plus jamais avoir à faire face au visage si doux et innocent de sa chère petite Ohanna. Lorsqu'elle admire son petit museau caché sous une crinière rousse, elle est faible. Ohanna est son talon d'Achille. Granny ferait tout pour sa petite-fille.

  Granny est préoccupée. Préoccupée, car Ohanna vient de poser la question redoutée depuis dix ans maintenant. C'est normal, pense-t-elle, ça devait arriver à un moment ou un autre. Ce sont seulement quelques mots, mais ils torturent Granny depuis l'arrivée de la petite rousse dans son logis. Chaque nuit, la vieille dame prie son Dieu pour que jamais, Ohanna ne se pose de questions. Elle ne veut pas que le visage pleins de promesses d'Ohanna ne se transforme en un visage rempli de rage et de colère. Elle ne veut pas que son visage devienne comme le sien. Qu'il déborde de vengeance et de sentiments d'injustice. Car c'est bien la vérité qui a terni le visage de Madeleine.

    Granny est tiraillée. Tiraillée entre lui dire la vérité et mentir. Alors pendant ces quelques secondes qui paraissent une éternité, elle regarde le feu se consumer. Où sont mes parents, Granny ? Les mots se répètent inlassablement. Elle se dit qu'elle a encore le temps de réfléchir, jusqu'à ce que le bûcher s'étouffe et assombrisse la pièce. Qu'elle a encore le temps de peser le pour et le contre.

    En réalité, Granny n'a pas peur de dire la vérité. Elle a peur des conséquences. De voir sa petite Ohanna partir loin d'elle. Elle ne supporterait pas qu'on l'arrache à elle. Elle n'accepterait pas qu'on lui vole les mardis au marché avec sa petite fille, les après-midi lecture ou les balades le long de la côte. Ohanna est tout ce qui reste à Granny.

    Finalement, après quelques minutes écoulées, une flamme danse encore. Elle semble ne jamais vouloir s'éteindre. Alors, Granny voit en cette dernière braise les cheveux dansant de feu de sa petite fille. Elle la voit comme son âme qui vit encore. Et la vieille dame se dit qu'elle ne peut mentir à Ohanna. Sa vie repose déjà sur un tas d'affabulations. Granny se dote alors d'une mission : rendre la véritable destinée à Ohanna.

    La vieille dame se relève alors et se place face à la petite rousse. Elle admire ses yeux verts en amande, ses joues gonflées parsemées de taches de rousseurs et sa bouche pulpeuse entrouverte. Devant le regard interrogateur d'Ohanna, des perles coulent sur les joues de Granny. Cette dernière dépose des baisers sur la frimousse de sa petite-fille jusqu'à l'étouffer. En plongeant ses pupilles dans les iris verts d'Ohanna, la jeune fille lui apparaît vêtu d'une magnifique robe bleu marine et d'un diadème. Sa crinière coiffée dans des tresses et chignons, elle semble apeurée. Granny chasse l'image de ses pensées et se lance dans son récit.

16H47, Richmond, Angleterre, 1693

    Le soleil se couche péniblement sur les jardins de la résidence Royale. Cela n'empêche pas l'ancien Roi d'y emmener ses filles en balade. Malgré la tradition, leur père s'échappe de St-James pour rendre visite aux fillettes. Les deux princesses, vêtues de plusieurs châles face au froid de cette après-midi d'hiver, papotent gaiement. Jacques apprécie les balades avant de regagner ses appartements. Il aime l'air frais qui chatouille son cou. Il aime lorsque le chant des oiseaux le berce dans sa marche. Il aime regarder son Angleterre prendre vie, loin de l'agitation de la cour.

    La famille royale est alors accompagnée de quelques jardiniers en cette fin de journée glaciale. Les jeunes gens s'affairent, malgré le froid, à préparer les jardins du Palais à un rude hiver. Thomas vient juste d'être embauché par la couronne. Ce jeune Irlandais rêvait de venir regarder la magnifique résidence royale de ses propres yeux. Et autant vous dire que de jardiner, il n'en connaît rien. Il a essayé par tous les moyens d'entrer à la cour. Et le voici, finalement, dans les jardins même de la splendide demeure. Joli coup, Thomas.

Amour en eaux troublesWhere stories live. Discover now