VOLUME 3 : L'art de laisser tomber.

482 132 36
                                    

Enfin, arrive-t-on au dénouement, à la rupture, à l'échéance morose annoncée depuis le début. Comment ça, vous ne le saviez pas ? Je vous l'avais pourtant bien dit, ils ne vont pas terminer ensemble. C'est tout le but ! Vous mourez alors d'envie de savoir pourquoi. Y a-t-il enfin eu une dispute ? Une autre femme ? Un ancien amant de retour dans le paysage ? Que leur est-il arrivé ? Ils avaient l'air si heureux, à disserter sur le pas de la porte et vivre leur milieu sans trop d'obstacles. Ne vous tracassez pas, vous aurez toutes les réponses à vos questions. Un narrateur a beau prendre un plaisir sadique à balader le lecteur là où il le veut bien, il a un devoir moral de le laisser avec la sensation d'une fin en bonne et due forme.

Avant tout, permettez de dresser un décor, car le deuxième volume en manquait cruellement. Prenons le mois de juin, pas celui qui suivit le septembre de leur deuxième année d'université, celui encore d'après. Les narrateurs ne sont pas d'excellents mathématiciens, aussi je ne m'embêterai pas à compter les mois, mais grosso modo, ils étaient restés ensemble plus d'un an et un peu de moins deux. Belle performance ! Prenons le mois de juin, donc, dans une grande ville. Le soleil miroite sur les façades en briques, sur lesquelles des balcons offrent aux passants des instants d'espionnage par les fenêtres ouvertes. Les arbres déploient leurs feuillages les plus colorés, rattrapant le temps perdus car l'hiver a terminé en retard cette année là. Puis mince ! Allons même jusqu'à dire qu'un fleuve passe dans cette grande ville, et que malgré la pollution évidente qui y bouillonne, de nombreux citadins aiment se prélasser à son bord et faire semblant d'inspirer quelques molécules de nature.

Nos personnages sont posés près de ce fleuve, dans un parc qui y fait face, allongés dans l'herbe. Le soleil rase l'horizon, et plus ils seront installés là, plus il suivra sa courbe, jusqu'à disparaître derrière la silhouette d'un pont au loin. Il fait chaud, soir d'été, les deux sont là pour prendre l'air, pour fêter la fin des examens et tenter de recoller des morceaux dont ils sont les témoins silencieux de la chute.

Il arrive dans toute relation ce point des premières questions. D'abord, la pensée est innocente, il s'agit d'un simple « Et si ? » Et si l'on était plus ensemble ? Que se passerait-il alors ? La réflexion est écartée d'un mouvement de tête, et l'on se plaît à faire comme si elle n'avait jamais existé. Mais elle a existé. Elle a même ouvert la porte au reste. De là, la chronologie n'a aucune importance, l'issue restera similaire. Que cela prenne deux semaines ou deux vies, arrivera le moment où l'on réalise que si cette question a été posée, c'est qu'on y voulait une réponse. Ainsi, depuis peu, lui s'était posé la question, et malheureusement pour elle, il y avait déjà trouvé une réponse. Penser qu'elle n'en avait rien vu serait naïf – et peut-être un peu sexiste, mais nous l'avons déjà dit, nous ne sommes pas là pour déconstruire les biais qui régissent notre société. Bien sûr, elle avait remarqué les distances prises, les longueurs entre les messages et les rendez-vous refusés. Au fond, elle s'était peut-être aussi posé le fameux « Et si ? » mais l'avait relégué au fond de son esprit, bien en retard par rapport à lui. Elle n'en avait rien dit, pensant que ça lui passerait. On pensait toujours que ça lui passerait.

Ils s'étaient installés face à ce fleuve dans l'idée de passer une bonne soirée, peut-être même de sauver leur histoire. Lui regardera l'eau face à lui, tandis qu'elle cherchera avec désespoir à capter ses yeux. Seulement, très vite, le fleuve leur donnera de la conversation, et le soleil descendant fournira l'ambiance. Ils réfléchiront à l'avenir, à l'année qui suit et la possible séparation pour leurs études respectives. Ils s'interrogeront sur leurs peurs, leurs appréhensions, et doucement, tranquillement, comme le fleuve, leurs discussions glisseront vers leurs sentiments, d'abord personnels, puis vers ceux qu'ils se portent l'un à l'autre. Et sentant son cœur s'alourdir alors qu'il continuait de détailler l'onde face à lui, elle demandera dans un chuchotement, presque un bruissement, à tel point que les arbres se dévisagèrent pour savoir si ce n'était pas eux qui avaient parlé :

─ Tu m'aimes encore ?

Enfin, il relève les yeux, il pleure, elle aussi.

─ Je ne crois pas.

Puis c'en était fini. Imaginez, vous alliez dans un parc le sourire aux lèvres, vous vous asseyiez devant un fleuve dans l'espoir de passer un bon moment, et en l'espace de quelques minutes vous voyiez s'effondrer toute l'histoire que vous aviez patiemment construite. C'était exactement comment leur rupture s'était déroulée. Aucune dispute, aucune tragédie. On aurait aimé plus de piment, des assiettes qui volaient, des menaces d'aller vivre chez sa mère, une tierce personne diablement séduisante qui remettait le monde en question. La réalité est bien moins spectaculaire. Dans la réalité, les couples se séparent pour se soulager de la douleur oppressante qui cogne leur poitrine et les empêchent de dormir. Dans la réalité, les couples divorcent car les sentiments se fanent et emportent avec eux les joies des petites histoires et le sens de la grande. Dans la réalité, ils s'étaient posés dans un parc, devant un fleuve, avaient discuté et s'étaient livrés jusqu'au point de s'avouer qu'ils ne s'aimaient plus.

Ils rentrent chez eux, le soleil s'est couché. Sur le trajet, ils retiennent leurs larmes et leurs soupirs pour qu'aucun passant ou habitant sur son balcon ne les attrape du regard. Si c'était le cas, il faudrait alors raconter toute l'histoire de cette personne, et saisir en quoi la vue d'un amoureux en larmes dans la rue aura modifié toute sa vision des relations, et nous n'en avons pas le temps ici. Peut-être une autre fois. Peut-être un autre triptyque, dans quelques années, lorsque le narrateur sera de meilleure humeur ou qu'il aura besoin d'argent. Ah oui, on ne paye pas les narrateurs... Alors jamais.

Ils rentrent chez eux et de leur côté, doivent faire face à la solitude pour la première fois. Ils ont beau connaître leurs appartements vides, sans la présence de l'autre, cette fois-ci a un goût différent, une saveur de je-ne-sais-quoi, une âpreté nouvelle. L'autre ne reviendra plus, ou juste une fois, pour récupérer les affaires qui traînent, les vêtements oubliés, les livres prêtés. Il faut se coucher dans un lit dans lequel persiste son odeur tout en sachant qu'il ou elle ne l'y remettra plus jamais. Il faut ouvrir le réfrigérateur et se demander qui mangerait cette boîte d'anchois ouverte que l'autre est le seul à aimer. Il faut fixer son téléphone et trouver le courage d'appeler ses proches sans risquer de s'effondrer en larmes à leurs réassurances. Car la rupture, l'échéance d'une relation est simple en soit. Il suffit de prononcer quelques mots qui actent qu'on se sépare, et on en a terminé. Le plus compliqué est l'après, lorsqu'il faut réapprendre à être par soi-même, à regarder les autres célibataires, à ne plus penser à l'autre, à arrêter de lire son signe en lisant l'horoscope – oh, s'il vous plaît, pas à moi, je connais vos petits secrets !

Qu'il est difficile de vivre dans un monde similaire à la veille, mais radicalement transformé. Passer devant la vitrine du café où l'on avait rêvé du futur, réaliser que l'on ne reverra plus ses amis à elle et que l'on ne pourra plus jamais porter ces chaussettes sans penser à lui, se demander si l'on doit terminer la série entamée à deux et dont il reste trois saisons. C'est comme réapprendre à marcher après avoir les deux jambes engourdies. On titube, on connaît les pas mais on a perdu toute sensation. Pour rester debout, il faut alors s'accrocher à tout ce qui était à notre portée, pour être certain de ne pas s'écrouler. Télécharger une application de rencontre, se soûler toute la nuit, pleurer devant Coup de foudre à Notting Hill. Chaque poignée, chaque rambarde jusque là inutile devient une bouée de sauvetage pour éviter de s'effondrer à cause de nos jambes ankylosées.

Mais peu à peu, le temps passe et l'on comprend qu'il ne sert à rien de s'agripper à toutes ces prises. Bientôt, il sera possible qu'un jour passe sans qu'on n'y ait pensé, et un autre – lointain ! – peut-être pourrait-on le ou la croiser sans que cela ne nous crève le cœur. Ce jour arriverait, mais pour espérer le toucher du doigt, y travailler est nécessaire. Prudemment, on soulève un doigt, puis un autre, on lâche une main, on voit ses jambes trembler, et même... oserait-on y penser... on réalise que nos jambes ne sont plus si engourdies que ça. Alors, la confiance remonte d'un coup, et avec elle, la poigne sur les accroches diminue. Ainsi, on passe maître dans l'habileté de se détacher, dans la capacité de se relever et dans l'art de laisser tomber.

Une histoire se termine, mais la fin d'une histoire n'a rien de tragique. Au contraire, elle annonce la perspective délectable d'en commencer une autre. Peut-être que celle-là n'aura pas de tiret du tout. 

Le triptyque de l'échéance moroseWhere stories live. Discover now