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Quand j'étais petit je passais des heures devant la glace à essayer de recoller mes oreilles. Je me trouvais moche, je me demandais si ça pouvait se réparer, par exemple en les enfermant tous les jours dans un bonnet de bain, été comme hiver, ou dans un casque de vélo, ma mère m'avait expliqué que bébé je dormais sur le côté, l'oreille mal pliée. Quand j'étais petit je voulais être un feu rouge, au plus grand carrefour, il me semblait qu'il n'y avait rien de plus digne, de plus respectable, régler la circulation, passer du rouge au vert et du vert au rouge pour protéger les gens. Quand j'étais petit je regardais ma mère se maquiller devant le miroir, je suivais ses gestes un à un, le crayon noir, le rimmel, le rouge à lèvre, je respirais son parfum, je ne savais pas que c'était si fragile, je ne savais pas que les choses pouvaient s'arrêter, comme ça, et ne plus jamais revenir.

Quand j'avais huit ans, ma mère est tombée enceinte.
Cela faisait longtemps qu'ils essayaient d'avoir un deuxième enfants, mon père et elle. Elle était allée chez la gynécologue, elle avait pris des médicaments, elle avait eu des piqûres, et puis ça avait fini par venir. Dans l'encyclopédie des mammifères, j'avais étudié la reproduction, l'utérus, les ovules, les spermatozoïdes et tous ces trucs-là, alors j'avais pu poser des questions précises, pour comprendre ce qui se passait. Le médecin avait parlé d'une fécondation in vitro, mais finalement ils n'en avaient pas eu besoin, ma mère est tombée enceinte au moment où ils n'y croyaient plus.

Le jour où elle a fait le test, nous avons bu du champagne et trinqué en levant nos coupes.
Il ne fallait en parler à personne, avant que les trois mois soient passés, les trois mois où les mères risquent de perdre les bébés.

Moi j'étais sûr que ça allait marcher, je suivais dans mes encyclopédies la taille de l'embryon, les différentes étapes de son développement et tout, j'observais les schémas et je faisais des recherches complémentaires sur Internet. Au bout de quelques semaines, on a pu l'annoncer à tout le monde et on a commencé à se préparer. Mon père a transféré son bureau dans le salon, pour libérer la pièce, on a acheté un lit pour le bébé qui était un garçon. Ma mère a sorti les habits de quand j'étais petit, on les a triés ensemble, on a tout installé, bien plié dans la grande commode laquée.

L'été nous sommes partis à la montagne, je me souviens du ventre de maman, dans son maillot de bain rouge, au bord de la piscine, de ses cheveux longs abandonnés au vent, de ses siestes à l'ombre du parasol.

Quand nous sommes rentrés à Busan, il ne restait plus que deux ou trois semaines avant la naissance. Je trouvais ça incroyable d'imaginer qu'un bébé allait sortir du ventre de maman. Que cela puisse se déclencher comme ça, d'un seul coup, sans prévenir, même si j'avais lu beaucoup de choses dans ses livres de grossesse, même si tout cela pouvait s'expliquer de manière scientifique.

Un soir, ils sont partis à la maternité. Ils m'ont laissé chez la voisine d'en face pour la nuit, mon père portait la valise que nous avions préparé ensemble, ça se voyait qu'ils étaient heureux.

Le matin très tôt, il a téléphoné, mon frère était né. Le lendemain j'ai pu aller le voir, il dormait dans un lit en plastique transparent, monté sur des roulettes, à côté de ma mère.

Je savais déjà beaucoup de chose pour mon bas âge, mais rien, rien de tout ce que je savais ne me paraîtra plus incroyable, plus spectaculaire que ça : Yuta était sorti du ventre de maman.

Yuta avait une bouche, un nez, des mains, des pieds, des doigts, des ongles. Yuta ouvrait et fermait les yeux, bâillait, tétait, agitait ses petits bras, et cette mécanique de haute précision avait été fabriquée par mes parents (et Dieu).

Parfois quand je suis seul à la maison, je regarde les photos, les premières. Il y a Yuta dans mes bras. Yuta endormi sur le sein de ma mère, nous quatre, assis sur le lit de la maternité. On voit la chambre en arrière fond, les murs bleus, les cadeaux, les boites de chocolats. Il y a surtout le visage de maman, incroyablement lisse, et son sourire.

Au bout de quelques jours, ils sont revenus à la maison. J'aimais bien changer Yuta, lui donner son bain, essayer de le consoler quand il pleurait. Je me dépêchais de rentrer de l'école pour les retrouver. Quand il a commencé à boire au biberon, je m'installais sur le canapé, un coussin calé sous le bras, pour lui donner celui du soir, il fallait faire attention aux bulles d'air et à la vitesse de la tétine, je m'en souviens.

Ces moments ne nous appartiennent plus, ils sont enfermés dans une boîte, enfouis au fond d'un placard, hors de portée.
Ces moments sont figés comme sur une carte postale ou un calendrier, les couleurs finiront peut-être par passer, déteindre, ils sont interdits dans la mémoire et dans les mots.

Dimanche matin, j'ai entendu le cri de maman, un cri que je n'oublierai jamais.

Encore aujourd'hui, quand je laisse mon esprit vagabonder, quand je ne surveille pas le chemin de mes pensées, quand ça flotte dans ma tête parce que je m'ennuie, quand autour de moi le silence se prolonge, le cri revient il me déchire le ventre.

J'ai couru dans la chambre, j'ai vu maman qui secouait Yuta, en hurlant, je ne comprenais pas, elle le serrait contre elle, le secouait de nouveau, l'embrassait, Yuta avait les yeux fermés, mon père était déjà au téléphone pour appeler les urgences. Et puis maman s'est laissée glisser sur la moquette, elle s'est recroquevillée sur le bébé, à genoux, elle pleurait en disant non non non. Les médecins sont arrivés vite, ils ont examiné Yuta et je sais que maman a vu dans leur yeux que c'était fini. C'est à ce moment là que papa a pris conscience que j'étais là, il m'a emmené à l'écart, son visage était pâle et ses lèvres tremblaient. Il m'as serré très fort dans ses bras, sans un mot.

L'automne est venu et nous essayons de reprendre le cours de notre vie. Mon père a changé de travail, il a fait repeindre les murs de la cuisine et du salon. Ma mère va mieux. C'est ce qu'il a répondu au téléphone. Oui, oui, elle va mieux, beaucoup mieux. Elle récupère petit à petit. Parfois j'ai envie de lui arracher le téléphone des mains et de hurler de toutes mes forces que non, elle ne va pas bien, elle ne va pas mieux, elle est si loin de nous que nous ne pouvons pas lui parler, elle me reconnaît à peine, elle vit depuis quatre ans dans un monde parallèle, inaccessible, un genre de quatrième dimension et elle se fout pas mal de savoir si nous sommes vivants.

Quand je rentre chez moi, je la trouve assise sur son fauteuil, au milieu du salon. Elle n'allume pas la lumière, du matin jusqu'au soir elle reste là, je le sais, sans bouger, elle déplie une couverture sur ses genoux, et elle attend que le temps passe.

Quand j'arrive elle se lève, accompli une succession de gestes et de déplacements, par habitude ou par automatisme, sort du placard les paquets de biscuits, pose les verres sur la table, s'assoit près de moi sans rien dire, ramasse la vaisselle, range ce qui reste, passe un coup d'éponge.

On me pose toujours les mêmes questions, telle que tu as passé une bonne journée, etc. et elle écoute toujours les réponses d'une oreille distraite. Nous sommes dans un jeu de rôle, elle est la mère et moi le fils, chacun respecte son texte et suis les indications.

Plus jamais elle ne pose la main sur moi, plus jamais elle ne touche mes cheveux, ne caresse ma joue, plus jamais elle me prend par le coup ou par la taille et plus jamais elle me serre contre elle.

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~ I'm back ~
J'espère que le chapitre a plus.
Kiss kiss les bouffons ~
À dans X temps 🤡

☁︎ jefaispitierjesais

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 04, 2023 ⏰

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