Chapitre 3

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 8h55. Comme toujours, je suis à la bourre. Qu'est-ce qui a bien pu me passer par la tête quand je lui ai dit qu'il pouvait venir me prendre chez moi ?

Je tire mon sac de voyage de sous le matelas, et fourre à la hâte quelques vêtements dedans. Chauds, et confortables, a-t-il dit. Je ne suis pas sûre que nous ayons la même définition de ce que peut être un habit combinant ces deux caractéristiques. Je range à regret mon pyjama en pilou-pilou dans la grande armoire de bois ancien qui trône en face du lit, et enfile un jean délavé sous mon pull qui a perdu toute forme depuis plusieurs décennies. La sonnette retentit.

— Et merde.

Je jette un œil par la fenêtre embuée de givre et aperçois un vieux break Citroën défraîchi garé juste devant le portillon. Ouf, ça ne peut pas être D'Enfer. Et qui que ce soit d'autre peut bien attendre.

Je cours dans la salle de bain et me brosse énergiquement les dents tout en tentant de lisser la marque d'oreiller qui barre toujours mon visage. Si un médecin me soumettait à un encéphalogramme à cet instant précis, nul doute qu'il me déclarerait en état de mort cérébrale. Je n'ai jamais été du matin.

De nouveau, la sonnette. Visiblement impatiente, si j'en crois la cadence frénétique à laquelle l'individu à l'autre bout tapote sur le bouton. Je maugrée. Ou plutôt tente de maugréer, car le cocktail bouche pâteuse plus dentifrice moussant produit plutôt une sorte de meuglement.

— J'arrive.

Je crache le dentifrice, et humecte rapidement un index avant de le passer sous mes yeux. Ceux-ci ont semble-t-il décidé de me faire rejoindre les Kiss au beau milieu de la nuit malgré mon démaquillage de la veille que j'avais pensé minutieux. Parmi l'amas de paupières tombantes et fatiguées, j'entraperçois les iris verts qui tentent d'émerger. Un rapide coup de brosse dans ma tignasse rousse et je dévale les marches. L'excité de la sonnette va m'entendre.

J'ouvre la porte à la volée.

— Si je frappe votre nez comme vous avez martyrisé cette pauvre sonnette...

Mes paroles meurent en même temps que ma mâchoire se décroche. Si ce n'avait été de l'œil aveugle et vitreux, je pense que je ne l'aurais pas reconnu. Car c'est bien D'Enfer qui se tient sur le seuil. Mais il a troqué son costume de croque-mitaine pour la parfaite tenue de campeur canadien. Non non, je ne parle pas de ces horribles chemises à carreaux à la Clark Kent. Mais du gros pull d'un marron noisette automnal qui fait ressortir sa barbe et ses cheveux qui flamboient dans le soleil matinal. Il penche la tête légèrement de côté et son sourire si agaçant refait son apparition.

— Quel accueil ! Une petite panne de réveil peut-être ?

Non, mais je le retiens. Ce n'est pas parce que tous les films véhiculent cette fausse image de la fille qui se réveille maquillée comme dans une pub Séphora, et aussi fraîche qu'une bière oubliée au fond du frigo, que je dois me conformer à ces standards débiles. Oui, je dois ressembler au yorkshire de Madame Harford après sa malheureuse électrocution dans la baignoire, et alors ?

Il frotte ses mains immenses l'une contre l'autre. Il a l'air frigorifié, mais il gèlera en enfer avant que j'autorise qui que ce soit de ma sphère professionnelle à pénétrer chez moi. Je passe une main dans mes cheveux, légèrement désolée.

— Je vous ai pris pour quelqu'un d'autre.

Il imite mon geste et rit. Sa barbe version poils de kiwi s'agite chaleureusement.

— Je l'espère bien, je n'ai pas pensé à prendre mes gants de boxe avec moi.

Je lui retourne un regard vide. Ah, OK. C'était censé être drôle. Je force un petit sourire.

Un Boss d'Enfer [Sous Contrat D'édition Hachette BMR]Where stories live. Discover now