Chapitre 2

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Roméo attendait patiemment son cinquième client de la journée, seul dans l'immense bâtisse, désormais rangée. Cette dernière n'avait pas encore trouvé preneur, mais le jeune homme pressé de partir espérait sincèrement que ça ne saurait tarder. Les précédents potentiels acheteurs étaient tous repartis très vite, visiblement sans la moindre envie d'investir dans ce lieu. Peut être le trouvaient-ils intimidant, avec ses hauts plafonds et colonnes de marbre, où alors peut-être était-il trop grand, trop sombre, où encore trop triste... Peut-être n'avaient-ils tout simplement pas envie d'habiter sur les lieux d'un des crimes qui avait le plus choqué le pays, et le vendeur les comprenait. Lui non plus ne voulait plus vivre ici.

A chaque pas qu'il faisait, les souvenirs du temps où ils étaient tous ensemble lui revenaient, et cette vague de tristesse dont il ne parvenait plus à se séparer prenait encore plus de place, l'envahissait, jusqu'à ce que, sur le point de tomber, il parvienne à s'asseoir. Alors il voyait son frère rentrer du Lycée, il voyait Jake et Armen discuter, et quand la nuit tombait, il les revoyait s'asseoir tous ensemble au coin du feu, il entendait à nouveau son père frotter doucement ses doigts sur sa guitare, et il se souvenait du souffle chaud d'Eros dans son cou.

Tous les spécialistes en étaient arrivés à la même conclusion concernant son cas. « Il n'arrivait tout simplement pas à faire son deuil », qu'ils disaient sans cesse. Mais au fond, le jeune Homme savait qu'il ne s'agissait pas de ça, enfin, pas seulement. Et il savait que s'il réussissait à mettre le doigt sur le réel problème, il soulèverait quelque chose de bien plus grave, et ce qui lui semblait être le pire dans cette histoire, c'est qu'il ignorait comment il le savait.

Tout en réfléchissant, il jouait avec la fine bague qui ornait son index. Il avait demandé Eros en mariage, seulement un jour avant le drame, et tous deux étaient aux anges, quant à l'avenir ensemble qui les attendait. Et puis il y avait eu les coups de feu, et toutes ces promesses de vie avaient été brisées. Cet anneau était tout ce qui le reliait à son amant, car il lui avait enfilé un identique, et le défunt le portait encore, même dans son cercueil. Il pensa à lui longuement, jusqu'à se représenter une copie parfaite de celui qui avait pris son cœur. Il s'attarda sur ses yeux sombres, mais si doux, sur sa bouche parfaite, il se souvint de la saveur de ses lèvres délicates, et de la sensation lorsqu'il les pressait sur les siennes, de ses fines boucles brunes, qu'il s'amusait souvent à toucher, et tout cela lui apporta un immense réconfort.

Il vérifia encore une fois que tout était bien rangé dans la maison, puis, recevant un message de son client stipulant qu'il aurait du retard et qu'il en était désolé d'avance, il décida d'aller prendre l'air. Evidemment, il ne se risquait à sortir hors de la bâtisse seulement lorsqu'il allait relever son courrier, soit deux fois par semaine, mais cela ne voulait pas dire qu'il se limitait à ces courtes sorties, en effet, la grande maison possédait un patio, invisible de l'extérieur, où il se rendait régulièrement. C'était d'ailleurs une des rares choses qui allait lui manquer ici.

La cour intérieure, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, n'était pas immense, et surtout presque envahie entièrement par la végétation, car ni lui, ni son père n'avaient voulu prendre soin de cet endroit. Lorsque Roméo demandait pourquoi, Armen lui répondait toujours :

-Que serait une vie sans mystère ?

Alors au fil des ans, le jeune homme avait cessé de poser la question, et avait compris que, sous chaque apparence soignée, il y avait un jardin secret broussailleux, comme le sien.

Il s'aventura dans les épais buissons de ronces, écartant doucement les branches récalcitrantes, jusqu'à arriver dans une minuscule clairière où, comme par magie, seule de l'herbe fraiche et colorée avait poussé, accompagnée de quelques fleurs par-ci par-là. Et sous chaque apparence soignée, à l'intérieur de chaque jardin secret broussailleux, il y a un endroit féérique.

C'est là que l'homme endeuillé avait érigé deux minuscules sépultures, et planté une graine à coté de chacune. C'est là que deux jeunes chênes vigoureux avaient commencé à pousser, comme si l'âme des défunts s'y était logée, leur insufflant la force nécessaire à leur croissance.

Il se laissa brusquement tomber sur ses genoux, soudain dépassé par ses émotions, et un torrent de larmes incontrôlables coula sur ses joues, sans même qu'il essaie de les arrêter. Comme il était bon de pleurer finalement, et, pendant un instant, il se sentit libéré de tous ces poids qui faisaient ployer ses épaules.

-Bonjour, fit une voix harmonieuse dans son dos.

Il frôla littéralement la crise cardiaque, avant de se retourner et voir...son client. Très vite, et d'un geste machinal, il frotta ses yeux pour ôter toutes les traces de larmes qui brouillaient sa vision, et son cœur manqua de s'arrêter une seconde fois lorsqu'il vit le visage de celui qui venait de lui faire peur. Pendant une seconde, il crut voir Eros. Mêmes yeux, mêmes lèvres fines et rosées, mêmes cheveux légèrement bouclés. Il crut défaillir, et, voyant le visage inquiet et surpris de son interlocuteur, il comprit qu'il l'avait dévisagé attentivement sans ne rien dire, ce que le commun des mortels ne faisait certainement pas. Il se ressaisit rapidement :

-Bonjour, répondit-il, vous êtes Monsieur Cosmé ?

-C'est bien moi, pour la visite de la maison, expliqua-il avec un léger sourire.

-Je suis désolé, je pensais que vous viendriez plus tard, dit le jeune homme en rougissant (cela dit, en plus de ses yeux écarlates, il devait sérieusement ressembler à une tomate), puis son expression changea du tout au tout lorsqu'il réalisa ce qui le perturbait. Mais... comment êtes-vous entré ?

-Oh non, c'est moi qui suis désolé, C'était ouvert, et comme vous ne répondiez ni au téléphone, ni quand je sonnais, je me suis aventuré ici pour vérifier que vous alliez bien. Je...n'aurais pas dû, rectifia-il en passant une main dans ses cheveux, veuillez m'excuser, sincèrement.

Roméo était plus que gêné. Il avait affiché sa faiblesse devant cet homme, l'avait forcé à le chercher dans toute la maison, et en plus l'avait presque agressé en lui demandant par quel moyen il l'avait rejoint, il allait finir par faire fuir les clients. Cependant, il était persuadé d'avoir fermé la porte d'entrée. Réalisant qu'il était en train de faire patienter un potentiel acheteur, il se reprit :

-Pas de problème, suivez-moi.

Il commença par lui faire visiter l'étage, les nombreuses chambres qu'il contenait, une par une, puis les salles de bain. Ensuite, ils redescendirent au Rez-de-Chaussée, traversèrent la grande cuisine, les deux salons, et ils repassèrent par le Hall—Qui avait été débarrassé de la plupart des livres. Lorsqu'ils arrivèrent dans la salle à manger, le client passa beaucoup de temps à admirer les tableaux que le vendeur peignait, ce qui mettait ce dernier mal à l'aise. Il insista ensuite pour aller voir le sous-sol, et y resta un bon moment.

Quand Roméo lui proposa de visiter l'extérieur, il refusa gentiment, avec un sourire plus que craquant, que le jeune homme ne releva même pas, trop occupé à se morfondre à l'idée d'avoir encore perdu une occasion de céder la grande  maison.

-Je vous la prend, dit-il soudainement

Le jeune vendeur manqua de s'étouffer avec sa propre salive. Cet homme devait lui faire un sacré effet pour l'avoir tué presque trois fois en l'espace de quelques heures seulement, sans même le vouloir, en plus.

-Je vous achète la maison, répéta-il devant l'ébahissement du brun, combien en voulez-vous ?

-Eh bien, il me semble que le prix d'origine s'élevait à environ 750 000 euros, mais je suis ouvert aux négociations.

AU NOM DE L'ÂMEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant