Chapitre 10.

129 26 14
                                    

Les oiseaux pépient allègrement en cette belle journée de samedi. L'air dans la forêt est doux, et mon immense cape sombre me sert plus à me dissimuler qu'à me réchauffer. Le tissu du capuchon tombe sur mon visage, dissimulant une moitié. Je n'ai pour l'instant rencontré aucun voyageur égaré. Mais nous sommes jours de marché et une pauvre âme perdue finira bien par faire son apparition. À un moment... ou un autre.

Et alors, je pourrais enfin satisfaire mon appétit douloureux depuis que j'ai ouvert les yeux ce matin.

Le regard interrogateur de Raymondin lorsque je me suis éclipsée était éloquent. Pourtant, en dix-sept ans de mariage, jamais il n'a trahi cette promesse, celle de ne jamais chercher à savoir ce que je fais le samedi après-midi.

Ce secret me semble si léger, si facile à conserver que je repousse sans cesse le moment où j'en parlerai à mon époux. Je connais mon protecteur : son sens de la justice – quoique parfois sujet à quelques doutes – est trop fort. Il calculerait le nombre de mort pesant sur ma conscience. Et il ne comprendrait pas. Il m'en voudrait pour cette trahison. Et il m'en voudrait également pour être ce que je suis.

Mon regard se pose sur l'alliance à mon doigt, signe de mon mariage. Je referme le poing, réprimant une vague de fatigue s'emparant de moi.

La faim commence à se faire sentir.

Et le sort d'une sirène qui ne se nourrit pas est le pire de tous. Si une sirène, au bout de sept jours, ne s'est toujours pas emparée du sang d'un autre, en bon vampire des eaux qu'elle est, alors c'est la folie qui l'attend. Et toute sirène tombant dans ces obscurs flots est condamnée à la mort. Notre créateur est intransigeant à cet endroit.

Rien n'est plus cruel que cette folie.

Je le sais, je l'ai vécu.

Et bien que l'on raconte qu'on ne s'en sort pas, jamais, je suis la preuve que cela est possible. Cela m'a valu un siècle d'instabilité, de massacres, de douleur, mais je m'en suis sortie. Sans que personne ne soit venu me couper les ailes... ou m'arracher le cœur.

Ces souvenirs, plus que désagréables, m'arrachent un grognement que je suis la seule à entendre. Mes pas sont devenus plus furieux et les feuilles craquent sous mes pieds. Je dois oublier tout cela. Le passé n'a plus la moindre importance.

La route quitte bientôt l'ombre des bois pour s'avancer dans un champ s'étendant à perte de vue. Il n'y a pas âme qui vive ici. À l'exception d'un troupeau de moutons arrivant à grand bruit de cloches. Je distingue parmi eux un jeune homme, presque encore un enfant. Le teint hâlé, les cheveux bruns en pagaille il avance gaiement en compagnie de ses bêtes, à force de grand « Oh ! ». Lorsqu'il m'aperçoit, debout, seule, au milieu des champs, il se fige, surpris.

Le repas semble servi...

J'abaisse le capuchon de ma cape, révélant mon visage à l'adolescent. Ses yeux s'écarquillent, emplis d'innocence. Et je devine tout de suite chez lui la fascination que mon apparence provoque en général chez les hommes. Je n'ai pas besoin de chanter, il est déjà envoûté. Fébrile, il plie en une révérence maladroite.

« Ma Dame !

D'un geste de la main, je l'invite à se relever, ignorant les moutons se pressant autour de nous dans un concert de bêlements assourdissants. Tentant de maîtriser mon ton hautain, je m'enquiers :

— Quel est ton nom ?

— Paulin, ma Dame.

— Tu gardes les moutons ?

Ma question est idiote. Heureusement pour lui, s'il l'a pensé, Paulin n'en laisse rien paraître et répond, conservant les yeux baissés sur ses souliers abîmés.

Mélusine - La légende De Lusignan (Mélusine HS.3)Nơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ