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Lorsque nous rentrâmes de la plage, je ne pleurais plus. Nous allions passer devant le marchand de glaces, et je voulais mettre toutes les chances du côté de la gourmandise : sachant pertinemment que Maman avait plus de peine devant ma joie -plus rare chez elle et chez moi- que mes pleurs, j'espérais la convaincre par un sourire. Mais elle n'avait pas la tête aux glaces, ou à grand chose d'ailleurs, c'est à se demander si elle ne laissait pas sa cervelle à la maison lorsqu'on sortait, comme ça, logée sur une étagère, entre la viande séchée et le les tripes en bocal, à suinter sous le jour, pour la récupérer la nuit. Je lançais un regard triste au marchand qui se tenait, fier, contre l'embrasure de la porte de bois, espérant lui inspirer la pitié qui tarirait ma faim, mais il ne me répondit même pas avec l'ombre d'un sourire.

Il était plus gentil quand Maman n'était pas là, je ne sais si c'était à cause d'elle ou de moi; Maman n'aimait pas que j'aille le voir seule. Marie m'avait raconté qu'il mangeait les enfants qui restaient sur la plage après que le soleil soit parti dormir, et même si mon amie racontait beaucoup de mensonges (comme sa noyade pas vraiment noyée) ça me faisait froid aux hanches et au dos.

J'arrêtai de regarder le marchand et serrai ma serviette autour des épaules.

Nous passâmes devant la boulangerie, la boucherie, et d'autres lieux encore dont je n'avais pas le temps de lire l'enseigne. Dans ses derniers moments, le soleil se glissait dans les rues étroites, s'étendait sur les pavés roses et gris et léchait les flaques d'eau de la pluie de la veille. Je savais qu'il allait bientôt partir et ma gorge se nouait; je n'aimais pas la nuit. Nous étions arrivés devant chez Marie, et je la pris dans les bras malgré moi : sa peau était séchée par le soleil et griffée par le sel. Sa mère, son père, et ses sœurs m'écrasèrent tour à tour, et je regardais Maman avec colère, 'c'est ça que tu me fais subir?'. J'attendais sagement sur le trottoir qu'elle ait fini de faire semblant de rire avec les grands. Je savais qu'elle faisait semblant, parce que lorsqu'elle riait pour de vrai elle se mettait à pleurer juste après et devait s'enfermer dans la salle de bain. Comme toujours, c'était interminable; à chaque fois je croyais entendre le dernier rire, le dernier 'mais évidemment enfin!', et à chaque fois il y en avait un nouveau.

Une fois, alors que j'en avais marre d'attendre, que je voulais absolument aller saluer le soleil avant qu'il ne s'endorme contre le mur de la maison, j'étais partie sans rien dire, en laissant ma serviette et ma réputation de bonne petite fille sur les pavés. J'avais failli me perdre plusieurs fois, mais avais fini par trouver la maison dans laquelle nous avions déménagé il y a peu, Papa devant aller en ville tous les jours au lieu de toutes les semaines. Maman était arrivée en courant quelques minutes plus tard, en ayant beaucoup pleuré, et m'avait giflée devant la maison et la boulangerie et le ciel, sans égard pour ma joue, mon honneur, mon cœur. Je n'avais rien dit, je pense que je n'avais versé pas même une larme.

Maman me faisait peur quand j'étais seule avec elle.

Le soir de cette escapade, je n'avais pas dîné et Papa avait sermonné Maman toute la nuit. Le lendemain, j'avais petit déjeuné seule : elle se sentait trop fatiguée pour avaler quoi que ce soit.

Si j'avais su, je serais allée à la plage, et me serais endormie sous le sable.

Alors cette fois-ci je restais sur le trottoir, avec l'impression que mes parents s'étaient assis sur mes épaules. Enfin, Maman avait dit au revoir et à bientôt à ses amis en souriant, m'avait pris la main; nous pouvions repartir, en tout cas jusqu'au pied de la porte. À chaque fois que nous arrivions devant, Maman me prenait dans ses bras et ne me lâchait pas pendant très longtemps; je pense qu'elle se sentait atrocement seule, dans cette toute petite ruelle, cette toute petite ville et devant cette trop grande porte, avec moi comme seule compagnie, et je ne savais pas quoi faire pour y remédier. Ses longs cheveux blonds pleuraient sur mes épaules et ruisselaient au rythme de ses hoquettements; j'avais parfois envie de les tirer, de m'y suspendre, et je ne sais pas pourquoi. Elle avait des taches bleues sur les bras, les ongles rongés; ils tremblaient contre mon dos.

J'avais fini par ouvrir la porte : Maman était trop fatiguée.

Maman est morte une nuit de JuilletWhere stories live. Discover now