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La fumée m'a réveillée plus que les flammes.

Pendant quelques instants, je crus m'être levée dans le mauvais monde, le mauvais air, comme lorsqu'on ouvre ses yeux sans savoir qu'on est sous l'eau et que tout est une ébauche de vue; c'était une ébauche de vie que cette nuit-là. L'air était gris et lourd et cruel; à chaque fois que j'ouvrais la bouche il s'engouffrait dans ma trachée et me lacérait les poumons comme une bête affamée. J'essayai de crier mais mes cordes vocales étaient emmêlées, enfumées; j'étais dans les limbes où le bruit n'existe plus, la vue et la vie n'existent plus, où il n'y a que la mort qui rôde et danse, méchante, sur les murs, et te casse en deux dès que tu as le dos tourné.

Je me levai, où en tout cas mes jambes me levèrent; je pense que mon esprit était autre part, évaporé dans la fumée, me sacrifiant en automate à la perspective de la vie. La pièce était sombre, cruellement sombre; j'aurais préféré qu'il y pleuve des flammes, pour être sûre, parce que pendant un moment je pensais que je l'imaginais, cette fumée putride, comme j'imaginais la mer qui me noie. 

Je vais embêter Maman. Je ne veux pas que Maman pleure.

Je me le répétais en boucle, comme pour faire taire mon corps criard qui brûlait de fuir. Alors, sur le moment, la maison aurait pu s'écrouler comme un bateau qui coule, s'engouffrer dans les failles de la mort qui déjà prenaient feu sur le sol, s'évanouir sous la mer; et je n'aurais pas réagi, je n'aurais pas pleuré, je n'aurais même pas bougé. Je serais restée assise au bord de mon matelas dont sortaient les ressorts, plus sage que je ne l'avais jamais été, à attendre la mort du monde. 

Mais à la vue de la première flammèche qui toquait à ma porte, se glissant dessous, me regardant avec ses yeux de braise, je crus m'évanouir de frayeur

Oui, j'étais sûre de m'être évanouie, là, sur mon lit, avec la dernière lueur de la lune qui se faufilait entre mes rideaux pour me voir mourir. 

Un silence. Des dizaines d'années, un soupir d'astre.

Finalement, ce fut Papa qui vint me chercher. Il passa la porte sans en ouvrir le verrou et me saisit le bras en pleurant. Quand je lui demandais où était Maman, il me répondit qu'elle était tombée dans les escaliers, à mi-chemin entre leur étage et le mien, pendant que lui dormait, qu'il s'était fait réveiller par la fumée, pour tomber sur les flammes et ma mère, et voir ses dents brisées qui s'éparpillaient sur les marches, son nez éclaté en deux, ses doigts écartelés, ses yeux de sang, et l'allumette, l'arme du crime, qui gisait morte entre ses bras. Je lui demanda si elle n'était pas évanouie, s'il en était sûr, s' il était descendu dans le tunnel, et s'il n'y voyait pas autre chose que son corps rongé par les flammes. Il me secoua les épaules avec la frénésie d'un homme qui secoue la mort. Peut-être s'attendait-il au réveil de quelque chose de vivant en moi; que je sorte un océan salvateur d'entre mes lèvres tremblantes, et que je tarisse la fin qui montait les escaliers. Ses doigts creusaient ma peau froide et rouge de peur, et il m'intima de le suivre.

Nous descendimes quelques marches avant de voir l'incarnation de la terreur en robe de feu, qui s'amusait à s'allonger contre les murs, à décrocher les portraits de famille, à arracher les planches des escaliers, à remonter avec langueur la balustrade. Et, pire que tout, à lécher les entrailles de Maman, tirer ses cheveux, manger ses lèvres. 

Je crois que c'est là que je me mis à crier pour de bon, sans égard pour la fumée ou les flammes ou Papa, parce que c'était trop, parce que c'était Maman et la mort, parce qu'elles me conjuguaient les pires choses de l'humanité dans une langue que je savais à peine parler. Papa me prit sous son bras. Il y avait du sang contre ses phalanges, des flammes qui lui couraient sur les pieds. 

Après ça, la fumée eut fini d'envahir mon esprit, l'obscurant face à n'importe quelle pensée, n'importe quel sentiment. 

Les tunnels que j'avais en moi-même gisaient rongés, et je ne savais pas où étaient mes bras, où étaient mes jambes, où était ma vie.

Maman est morte une nuit de Juilletजहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें