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Personne n'était venu à la plage ce matin-là. 

Nous étions seuls, Papa et moi, avec le Soleil qui commençait à nous rejoindre et Maman péniblement assise entre nous. Aucun de nous n'avait suggéré l'idée de retourner à la maison; elle s'était sûrement lentement rongée jusqu'à la ruine de toute façon. L'idée de dormir, de manger, de boire me semblait étrangère, et je me demandais si c'était comme ça que Maman se sentait, où que Papa sentait Maman par le tunnel, trempant déjà ses orteils dans l'onde de la mort et s'éloignant des soifs de la vie. Papa était parti fumer avec la mer, et quelque part en moi, dans une partie éclairée par les flammes de la veille, je ne voulais pas qu'il revienne. J'étais calme, étrangement calme, trop calme face au chaos, et je ne m'en voulais pas; le pauvre homme frigorifié ne s'attarde pas sur le destin des bûches quand il se réchauffe au coin du feu, sur les chairs qui crient les flammes; il en profite sans se demander pourquoi, sans se demander comment. Mais à chaque fois que Papa revenait, avec ses doigts couverts de sang, qu'importe combien de fois il les baignait dans la mer; à chaque fois que je voyais son visage noirci par la colère et les flammes, mon esprit se tordait de douleur comme les insectes qu'observe Marie sous le soleil.

Soudainement, il me tomba sur les épaules une réalité où Maman n'était plus; et dans son cruel siphon je basculais et me noyais malgré moi.

Face aux premières lueurs du jour, je me mis à geindre.

Je criai à la place de Maman, même si je ne savais pas à qui et pour dire quoi. Je criai à l'univers que je lui en voulais, terriblement, et qu'il pouvait remballer tous ces présents dans sa toile du temps, les glaces et le soleil et la mer et la lune, si c'était le prix à payer pour. Je criai à Marie et aux cousins que je les détestais, lorsqu'ils s'amusaient à provoquer l'eau sans se douter qu'elle pourrait les avaler en un instant, en un incendie, et jouaient avec la vie comme on joue avec la flamme d'une bougie, en passant très vite autour sans jamais la toucher, et en riant parce que l'on n'a pas mal.

Papa était revenu s'asseoir à mes côtés. Je n'avais pas bougé depuis notre conversation, restée assise à le fixer, comme si à l'instant où mes yeux se détacheraient enfin des siens, il enlèverait sa chemise et révélerait Maman en robe rouge, battant sous son torse, et je l'aurais ratée.

Maman.

Maman est morte dans la laideur.

Lorsqu'elle elle était en vie, lorsque ses respirations nourrissaient la plante de son âme rouge et sèche, qui grimpait sur les murs et se noyait dans la mer, que sa tignasse blonde pleuvait sur son corps qui s'enracinait sur le canapé, que ses larmes défiguraient son visage trop hâlé, trop maquillé, même lorsqu'elle était dans la vie la plus violente, elle était belle. Maman était belle avec son gros pull noir et fâché, elle était belle avec ses robes courtes; elle aurait été belle nue, confondue aux draps et aux bras de mon père. Elle était belle quand elle courait sur la plage, ses talons blancs claquant le sol à sa chute, elle était belle quand elle faisait le café et lorsqu'elle le faisait mal, elle était belle lorsqu'elle me battait aux cartes, lorsqu'elle me dessinait sur le front. 

Morte, elle est affreusement laide. 

Morte, elle pue la vie déchue; ça gangrène la maison jusqu'aux toits, jusqu'à corrompre la plage, cette odeur de vie flétrie fêlée périmée. Morte, elle se cache sous la chemise de Papa, dans son coeur noir, criblé de colère.

J'eus du mal à concevoir le mot, morte. C'est l'entonnoir du monde, morte. C'est le passage brutal de Maman qui courre sur la plage, Maman qui rigole et qui pleure, Maman qui danse seule à la fête de la musique, Maman qui exulte des milliers, des centaines de milliers d'états d'existence même, à Maman Morte, encore Maman Morte, toujours Maman Morte, même plus Maman à vrai-dire, plutôt une carcasse laissée aux charognes du souvenir que nous dressions sur le sable.

Sur le visage de mon père, cimetière des fantômes de la nuit, je lisais la mort en silence. Son front de cendre, Maman qui ouvre sa porte et regarde la mienne, ses yeux gonflés, Maman qui voit la flamme entre ses doigts qui déjà remonte sur ses bras, son nez cassé, Maman qui dévale les escaliers qu'elle vient de monter, Maman une rivière de flammes et de sang sur la colline de sa peine, Maman qui crie son dernier cri et que personne n'entend, et je pense qu'il le lisait aussi et que c'était bien qu'il n'y ait pas de miroirs pour qu'il se voie en père dans mes yeux et non pas en meurtrier dans les siens.

Maman est morte une nuit de JuilletWhere stories live. Discover now