5- Anis

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Azur rouvrit douloureusement les yeux pour se retrouver nez à nez avec Jawaad. Le temps que son esprit émerge des brumes et qu'elle le reconnaisse, elle eut un hoquet. Son maitre n'avait à l'instant plus rien de l'orgueilleuse noblesse nonchalante qu'il affichait toujours. En fait, il aurait plutôt évoqué dans l'immédiat quelque image de morow, spectre de cauchemar à base de sang et d'entrailles. Mais les morows étaient des fantômes de démons chus des cieux. Azur était sûre qu'ils ne sentaient rien. Jawaad, lui, puait la sueur, la suie et la guerre.

Le maitre-marchand retenait Azur sur ses genoux. Lui-même était affalé sur quelques coussins, dans un coin de son bureau entièrement ravagé, ce qui accentuait encore l'impression, pour la psyké, qu'elle vivait un mauvais rêve particulièrement réaliste et sanglant. Mais l'impression d'onirisme s'estompa un peu, tandis que le regard d'Azur redevint clair et, immédiatement après, inquiet.

— Calme-toi. La voix de Jawaad était paisible, bien que rauque. Entre les cris et la fumée respirée pendant la bataille, il resterait enroué pour un bon moment. Azur pouvait, la tête posée contre sa poitrine, entendre son cœur battre la chamade et son souffle ronfler trop vite :

— Mon maitre ?... Que s'est-il passé ? Vous allez bien ? Et ma petite sœur, elle va bien ? Où est-elle ?

Beaucoup de questions d'un coup ; elle savait que Jawaad n'aimait pas cela. Le maitre-marchand décida pourtant de répondre dans l'ordre, aussi laconique qu'à son habitude :

— Nous voguons vers Mélisaren. Je vais bien, et...

Jawaad tourna la tête pour montrer d'un signe sa couche, où gisait Lisa, veillée par Sonia. Il y eut instantanément un blanc. Azur ne put cacher sa moue de contrariété à voir ici même l'éducatrice de Priscius, qui éveillait chez elle une hostilité évidente.

Sonia tourna la tête vers le maitre-marchand et son esclave. Le regard de la psyké, même en lui tournant le dos, avait quelque chose de si perçant et hostile qu'elle le sentit immédiatement. Elle y répondit d'un sourire ambigu qui ne fit que nourrir encore l'inimitié d'Azur envers la San'eshe.

Mais voyant Lisa blessée, Azur déglutit et riva son regard sur la jeune femme rousse, frissonnant à voir le bout de bois fiché à son épaule :

— Que s'est-il passé, mon maitre ?

— Elle s'est exposée.

Jawaad resserra doucement Azur contre lui, s'allongeant un peu plus sur les coussins. Chaque mouvement lui était douloureux. En plus de nombre d'estafilades et de bleus divers glanés dans la bataille, son bras droit était complètement engourdi : il avait une profonde entaille tout le long du biceps.

— Pour me protéger. Maintenant, dors.

Azur protesta pour la forme, se prenant une légère tape sur la tête en guise de réponse. Jawaad avait déjà fermé les yeux et l'épuisement fit le reste, laissant Lisa à la garde de Sonia qui observait par moment le maitre-marchand, pensive. Elle avait appris ce qui s'était passé et comment la jeune terrienne avait été blessée. Ce qui l'avait le plus intéressé, c'est ce qu'elle avait accompli juste avant.

Elle ne s'était donc pas trompée. Il était universellement réputé, pour tous les Lossyans, qu'il n'y a aucun moyen de savoir qui est Chanteur de Loss avant que ce dernier ne Chante pour la première fois. Sonia faisait partie du peuple San'eshe, elle y avait été élevée depuis l'enfance, destinée à devenir chaman et elle était par conséquent une des rares personnes à savoir comment certains signes subtils permettaient de reconnaître d'avance les Chanteurs avec une certaine précision. Un avantage que les chamans cachaient précautionneusement depuis un millénaire en tentant de survivre à l'inquisition de l'Église qui les pourchassait tous. Sonia avait aussi compris que Jawaad détenait lui-même un autre moyen efficace de reconnaître un Chanteur de Loss. Elle avait déjà une très bonne idée de la valeur que pouvait avoir Lisa pour le maitre-marchand, mais désormais, alors qu'elle avait Chanté pour la première fois et apparemment avec une puissance rare, cette valeur était une évidence. Et l'intérêt de Sonia pour la jeune femme en grandissait d'autant.

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant