7. Le Plus Joli Rêve

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— Alors, mon beau, comment s'appelle-t-elle, ta femme ?

— Je ne suis pas marié.

D'un geste de la main, Ludwig remercia le garçon qui venait d'apporter une bouteille à leur table. Il tira une cigarette de cet étui qu'Elise lui avait offert.

— Tu peux me le dire, tu sais, reprit Marie. La plupart des hommes le sont. 

Ludwig l'étudia tranquillement, sans expression jusqu'à ce qu'un demi-sourire n'élève le coin de sa bouche.

— Ainsi, murmura-t-il, tu me vois comme la plupart des hommes.

— Non, répondit Marie, bien sûr que non. Toi, tu es bizarre...

La jeune femme souriait derrière son verre, le cristal s'embuait peu à peu sous ses narines. Son corps pivota brusquement en direction de l'orchestre.

— Quoi ? s'inquiéta Ludwig. Qu'y-a-t-il ?

— J'adore cette chanson ! s'exclama-t-elle.

Il n'eut pas le temps d'écraser sa cigarette que la Française quittait sa chaise et le tirait par la manche pour l'entraîner sur la piste. Ainsi, bien contre son gré, Ludwig se trouva rapidement au milieu des autres couples.

— Je ne sais pas danser..!

— Inutile de s'énerver, mon grand. Regarde, suis mes pas.

Il essaya, les yeux fixés sur ses pieds, mais ne réussit qu'à entrechoquer leurs genoux. Elle lui pinça la hanche, puis il l'entendit rire contre son oreille.

— C'est quoi ? demanda-t-il un peu rudement. Cette chanson ?

— Tu ne connais pas la grande Lucienne Boyer ? (Il secoua la tête.) On dit pourtant qu'elle vous aime bien, vous autres les Allemands.

Elle lui offrit un clin d'œil appuyé.

— Que dit-elle ? Je ne comprends pas avec cet accent étrange.

— « Quand nous étions petits... » chantonna-t-elle, « nous avons fait des songes... Adorables mensonges depuis longtemps partis... »

Il l'observa renverser la nuque, puis cette bouche d'où éclatait le rire retenu. Elle était gracieuse, pourtant, quelque chose le dérangeait. Il n'aurait su dire quoi, mais il y avait bien quelque détail, cette manière de rire par exemple, ou de ne jamais poser de questions. En fin de compte, il aurait désiré qu'elle lui demande — ​de ces choses​. Il aurait voulu trouver en elle une confidente.

À défaut d'écouter, la jeune femme fredonna la nuit entière dans cet hôtel de la Seyne-sur-Mer que Ludwig paya pour ne l'avoir qu'à lui.

« ​Nous avons lu plus tard 

Qu'on a fait dans l'Histoire 

De beaux rêves de gloire 

Aux plis d'un étendard...​ »

La chanson s'intitulait ​Le Plus Joli Rêve​.

Allongé près d'elle, il caressait sa gorge et la regardait fumer. Il l'écoutait rire. Sa voix palpitait contre son pouce, et ses yeux avaient le goût d'Elise.

— Et toi, murmura-t-elle, quelle est ta chanson préférée ?

Les doigts contre sa tempe, il replaça une mèche derrière son oreille.

— Ma chanson préférée ? répéta-t-il.

Ludwig secoua la tête, lissant cette mèche qui balayait le front de la jeune femme. Marie plaça délicatement une main sur la sienne et l'arrêta.

— On a tous une chanson préférée, affirma-t-elle.

Elle le regardait avec un beau sourire, des yeux bruns qui scintillaient et reflétaient fidèlement les mouvements de la bougie.

Ludwig se détourna, il s'allongea sur le dos.

Marie s'était redressée et le fixait, en appui sur un coude.

— Quoi ? demanda-t-elle. Qu'est-ce que j'ai dit ?

Il sentit ces longs doigts pianoter sur son torse, mais à cet instant, la Française n'existait plus. Ses yeux se fermèrent, et il se réfugia en lui.

Il était de retour au château, dans la grande salle de bal. Tout le monde était élégamment habillé pour la cérémonie. Il voulait danser avec Elise, mais n'osait lui demander. Aurel, lui, avait tenté le coup et il avait réussi.

Dans la nuit, Ludwig s'était aventuré dans les dortoirs. Le long couloir, différentes couleurs à chaque étage selon les âges et le sexe des occupants. Il savait par exemple que l'étage des filles était entièrement rose, plusieurs nuances. Dans le couloir vert anglais, il avait pris son ceinturon afin d'étrangler Aurel. Peut-être avait-il tort de lui en vouloir, mais c'était comme ça. Il avait besoin d'agir, il fallait faire quelque chose. Après tout, Aurel savait bien à quoi il
s'exposait, non ? Peut-être même l'avait-il fait exprès.

La chambre était tout en longueur, et le lit d'Aurel était le plus éloigné, près des hautes fenêtres. Alertés par les cris qu'il n'avait su maîtriser, par les bruits de suffocations, les autres s'étaient bientôt réveillés.

Ludwig s'en était voulu d'avoir été si bruyant. Il avait eu droit au trou pendant une semaine, mais cela lui importait peu, car il avait l'habitude. Tout ce qui comptait, c'est qu'il avait défendu ses intérêts, et c'était bien ce qu'on attendait d'un jeune Allemand. Qui pouvait le lui reprocher ?

On l'avait puni pour la forme, c'était tout.

Ce que les Murs ont vuWhere stories live. Discover now