Chapitre 1

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Les grandes vacances viennent de commencer et pour profiter de ce repos bien mérité, avec mes copains je m'éclate comme un malade sur mon skateboard. Je m'éclate aussi les genoux mais ça c'est autre chose. Dans notre quartier, la rue Daniel Torrance est plus connue sous le nom de «la glissade de la mort». Une inclinaison digne d'une piste noire, trois cent mètres de ligne droite terminée par un virage en épingle qu'il ne faut pas rater sous peine de terminer encastré dans une rambarde ou pire encore, en contrebas dans le cours d'eau vaseux, verdâtre et infesté de crapauds. Lancé à fond dans la descente, j'ai toutes les peines du monde à faire coller au sol les roues de ma planche et chaque irrégularité dans le bitume manque de me faire perdre le peu de contrôle qu'il me reste encore. Derrière moi, j'entends un juron suivi de rires en cascades. C'est Fabien qui vient de se vautrer comme une merde en négociant mal son slalom entre les réverbères. Il aurait tout aussi bien pu freiner pour éviter la chute mais dans notre bande il n'y a pas de place pour la dégonfle. Et pas non plus le temps de rigoler plus longtemps, je ne peux m'offrir le luxe de perdre ma concentration. Dans un coup de rein j'évite de justesse une vieille dame qui venait de s'engager sur notre trottoir sans même prêter attention à notre présence ou à la gêne que sa venue occasionne pour nous. Alors que je manque de la percuter, la mégère se retourne dans ma direction pour lever très haut sa canne (dont elle n'a visiblement pas tant besoin que ça), mais je suis déjà loin, je fonce comme le vent jusqu'à la ligne d'arrivée symbolisée par le pont qui franchit la rivière croupie. Je stoppe en urgence mon skate et je me retourne pour lever les bras au ciel. La victoire est mienne! Aujourd'hui je suis le premier de la bande à être parvenu jusqu'au bout sans freiner et surtout sans tomber. Tout fier de moi, je remonte au pas de course jusqu'au sommet en m'arrêtant malgré tout pour vérifier que Fabien ne s'est rien cassé.
-''Putain, j'ai le coude qui pisse le sang...'' Ronchonne t'il en grimaçant.
-''En même temps, quelle idée tu as eu de tomber?''
-''C'est ça, fous toi de ma gueule. C'est pas toi qui va te faire tuer par ma mère quand elle va devoir enlever les tâches.''
-''De toutes façons, les parents ils trouvent toujours une raison pour nous engueuler. Au moins comme ça tu sais déjà ce qu'ils vont te reprocher.''
Et j'en sais quelque chose. Avec mes géniteurs j'ai plutôt intérêt à filer droit pour ne pas me prendre des taloches. D'ailleurs il me faudra à tout prix être de retour à la maison avant eux, sous peine de risquer une belle dérouillée. Cela n'a rien à voir avec le fait de dévaler les pires rues de la ville sans me soucier des conséquences, de risquer me briser le cou ou d'abîmer mes vêtements. Non, la vraie raison c'est la trace gluante qui commence à se former dans le fond de mon caleçon. J'avais envie de faire caca depuis le milieu de la matinée mais comme d'habitude mon planning a été trop chargé pour envisager une vidange entre deux activités. Et puis surtout la situation m'amuse beaucoup. Malgré mes dix ans je dois en permanence me comporter comme un adulte, je dois ramener des bonnes notes en classe et je dois aussi me donner à fond à chaque entraînement de badminton. Mes géniteurs ne me demandent pas non plus la perfection, mais si je veux éviter de me faire traiter de bon à rien, ma moyenne générale doit rester au dessus de 15/20 et sur le terrain même si la défaite m'est autorisée face à des joueurs bien plus forts, j'ai obligation de jouer avec agressivité, sans jamais me relâcher sur le moindre point sous peine d'en entendre parler durant plusieurs jours. Bref, je me dois de me comporter comme un adulte à longueur de journée et ça commence à me gonfler sérieusement. Ok, j'aime avoir des bonnes notes, ok j'aime aussi participer aux compétitions, mais pas comme ça. Du haut de mes dix ans je revendique mon droit à l'enfance. Du moins je le fais en cachette parce que si mes géniteurs apprenaient que j'oppose délibérément une résistance à leur éducation, je me prendrais une telle fessée que je risquerais d'en avoir le postérieur meurtri jusqu'à ma majorité. Pour tout dire, même le chien est mieux traité que moi et bien souvent je me dis que le destin a réalisé une bonne action en faisant de moi un fils unique car ça évite qu'un deuxième gamin ne subisse le même calvaire.

Au fond du puitsDove le storie prendono vita. Scoprilo ora