Chapitre 6 :

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J'inspire à fond l'air piquant de l'hiver. Le temps est sec et froid, comme souvent ici, car les précipitations sont quelque chose de relativement rare chez nous en dehors de la saison des pluies. L'écran de nuages qui apportent la pluie et l'humidité empêche alors les températures de monter trop rapidement à l'inverse de l'hiver, où la température peut baisser très rapidement la nuit.

Mes yeux se posent sur les sommets qui s'élèvent vers le ciel tout autour de la ville. Début octobre, fin hiver, les montagnes arborent encore tous des flancs d'un blanc éclatant qui nous rappelle constamment que le froid va durer encore un moment et que les champs de légumes et de céréales ne seront pas dégelés avant un mois. Pas comme si de toute façon on pouvait l'oublier, on doit se rouler en boule chaque nuit pour s'assurer que nos orteils n'aient pas d'engelures dans nos lits.

Je traverse le parc de l'Atrium. La silhouette d'un vautour solitaire tournoie dans le ciel nuageux et lourd au-dessus de ma tête. On en voit souvent en cette saison, car la faim les rapproche de la ville où le froid glacial tue parfois quelques têtes de bétail trop faibles. Je suis des yeux la silhouette disparaître dans le ciel. J'ai l'impression que leur nombre a diminué ces dernières années, comme s'ils étaient partis ailleurs. Ça m'inquiète. Si les grands prédateurs partent, c'est pour suivre la migration des proies, or ce sont elles qui fertilisent les sols. Cela annonce un automne pauvre en récolte et des prix plus chers. Il va encore falloir mâcher des racines pour économiser nos réserves de nourriture.

Je passe les sécurités, sors de l'enceinte du parc et m'engage dans des ruelles de plus en plus sales et étroites au fur et à mesure que je m'écarte du centre-ville et de ses vendeurs de maté, de viande grillée et d'arepas chaud - des galettes de maïs garnis avec du poulet et des haricots noirs. Un repas trop cher pour moi et la plupart des habitants de Braçalia, mais très prisés par les grandes familles du coin qui dirigent les ateliers de textile, de bois ou d'élevage autour de la ville.

L'odeur caractéristique de la coca imprègne de plus en plus l'air. Elle est très populaire parmi les travailleurs agricoles, car ils ont des horaires durs et un travail épuisants. Avec l'énergie et les capacités respiratoire augmenté par l'absorption de cette plante, ils supportent les efforts soutenus et les travaux pénibles. Son trafic est très important dans les quartiers parallèles au centre-ville, plus discrets mais facile d'accès pour ceux qui savent s'y orienter. Toutefois, la coca supprime toute volonté et rend celui qui en prend incapable d'aucune réaction, d'où l'interdiction officielle du trafic de coca depuis une bonne dizaine d'années, mais comme personne n'est là pour faire appliquer les règles, c'est comme tous les autres activités illégales ici : très populaire.

Un volet claque. Je presse le pas.

Ce n'est pas la première fois que j'emprunte ces ruelles, mais c'est la première fois que j'ai cette impression tenace de sentir quelqu'un derrière moi. Je fais confiance en mes sens, mais malgré tous les détours que je prends, je ne surprends personne, et je m'autorise finalement à me détendre. C'est peut-être le bruit du vent.

Une petite fille, le visage salit de terre et le corps vêtu de vêtement déchiré par la pluie, le temps et la vie dehors se précipite vers moi.

- Madame ! Madame ! S'il vous plaît !

Elle me tend des bras aussi squelettiques que des branches d'arbre en s'agrippant à moi. Mes mâchoires se serrent. Je déteste les contacts. Deux autres petits s'approchent aussitôt.

- S'il vous plaît ! Ils croassent d'une voix éraillée par la soif. On a faim !

Leurs bouches ouvertes et leur vêtements sales me font penser aux oisillons qui ouvrent la bec en piaillant quand leur parent rentre dans le nid, affamés. Je comptais sur l'argent que j'ai réussi à sauver ce mois pour acheter une ou deux galettes de maïs, mais ces enfants sont si maigres... je parie que cela fait plusieurs jours qu'ils n'ont pas mangés. Mes poumons se bloquent. Ses bras sont tendus vers moi avec fébrilité. Les miens n'étaient pas plus gros quand je suis arrivé de la savane.

La Guéparde Dorée - Double-âme [1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant