I - Apesanteur

15 4 1
                                    

 Terry et Chloé flottaient. Enfin, c'était ce que disaient toutes les personnes étant entré au moins une fois dans leur maison. Le jeune couple était si épanouit qu'il donnait l'impression de léviter dans la douceur du foyer.

Terry était un bel homme de vingt sept ans. Bâtit comme un bœuf, ses épaules étaient larges, son torse proéminent, sa carrure épaisse. Son mètre quatre-vingts dix l'aurait rendu terrifiant, s'il n'avait pas été doté d'une bonne tête ronde et joufflue, aux grands yeux marrons lui donnant un air bête. C'est d'ailleurs ce qui fit craquer Chloé quand elle le vit pour la première fois, au garage où il travaillait.

Il faut dire qu'elle avait le même style que lui : une beauté simple, sans artifice, qu'elle n'essayait pas spécialement d'améliorer. A vingt sept ans elle aussi, elle se sentait très bien comme elle était, et le sourire ravageur qu'elle arborait constamment le prouvait. Son corps fin et svelte paraissait sculpté dans le marbre, et trahissait son métier de professeur de yoga.

Chloé était une jeune femme pleine de vie et enthousiaste. Elle chérissait les petits bonheurs qui tombaient entre ses mains et se laissait porter, avec ce qui aurait pu être pris pour de la candeur. Elle n'en était pas pour autant idiote : c'était une femme intelligente et organisée, réfléchissant toujours beaucoup avant d'agir, surtout pour le bien de son couple.

Terry lui ressemblait en cela qu'il était une force tranquille. C'était un homme gentil et patient, qui vivait au jour le jour sans penser à l'avenir lointain. Il n'avait d'yeux que pour sa femme et son bonheur immédiat ; le reste l'intéressait peu, ou pas du tout. Débordant de gentillesse et d'attention pour elle, il faisait tout pour la gâter, ce qu'elle lui rendait au centuple.

Une alchimie s'installa très vite entre eux, et ils se mirent ensemble tôt. Ils franchirent les étapes calmement, passant de plus en plus de temps ensemble, chez l'un ou l'autre, puis louèrent un appartement, achetèrent une voiture en commun, se fiancèrent puis se marièrent officiellement, et, quatre ans plus tard, se retrouvèrent heureux détenteurs de leur propre maison.

Le couple n'avait jamais battu de l'aile jusqu'alors. Leur union s'était faite et renforcée dans la sérénité la plus totale, et jamais ils n'ont eu à se disputer, ni même hausser le ton. L'image qu'ils renvoyaient à leurs amis était identique à celle qui restait privée : parfaite. Leur couple était véritablement idyllique, et certains les jalousaient pour cela. Mais Terry et Chloé avançaient toujours, main dans la main, à un rythme égal, et ils s'aimaient.

D'un point de vue extérieur, le couple était si impeccable qu'il en paraissait bizarre. Jamais de séparation momentanée, aucune grosse engueulade, aucune petite dispute ; rien. On aurait juré qu'ils tramaient quelque chose.

Pour les charrier, leurs amis disaient souvent qu'ils étaient un couple d'espions étrangers, ou des aliens venus se fondre dans la masse. Le couple riait de bon cœur de ces blagues, se félicitant surtout de vivre un aussi beau mariage, sans orage apparent à l'horizon. C'est ce dont tout le monde a toujours rêvé, après tout.

Ainsi la vie avançait tranquillement pour Terry et Chloé, qui profitaient de leur idylle comme on profite d'une glace en juillet. Leur amour était fort, rien n'aurait pu le détruire. Pas même la routine, pourtant pire ennemie du mariage, qui leur seyait très bien.

Les jours se succédaient, rythmés par le travail, les loisirs, les sorties, les amis, leurs moments à deux... Ils s'étaient construits une alcôve douce et confortable, dont ils ne seraient jamais partis de leur propre chef.

Le témoignage le plus clair de cette perfection était leur foyer, véritable temple du mariage réussi. La maison n'était pas très grande : quatre pièces. Salon/salle à manger, cuisine, salle de bain, une chambre.

Mais cette petite habitation était devenue presque sacrée pour eux. La décoration des murs blancs était sobre, composée essentiellement de photos, et les meubles étaient rares. La télé était presque tout le temps éteinte et prenait la poussière dans le salon, devant la table. Ils avaient toujours quelque chose à se dire, ainsi était elle devenue inutile.

Leur chambre en revanche était plus riche. Le lit éternellement défait trônait au fond, à ses pieds des oreillers éparpillés. Des photos et de vieux posters jalonnaient les murs, illuminant la pièce de leur présence candide. Un synthétiseur toisait le lit, en face, et jouait des notes moqueuses pour le meuble jaloux, lorsque Chloé faisait courir ses doigts sur les touches. Les altères de Terry étaient posées par terre (il riait quand sa femme trébuchait dessus, elle un peu moins).

La maison avait un aspect cosy très agréable, et ils auraient pu y rester tout le temps s'ils ne fallait pas travailler et acheter à manger. Une atmosphère suave s'y était crée. Un microclimat de paix, d'amour.

Terry et Chloé y recevaient des amis de temps en temps, et ils étaient tous, à chaque fois, charmés par le calme de la propriété. On s'y sentait bien, dans cette maison. On y lâchait prise. Comme si l'extérieur n'existait plus, que la gravité avait cessé. C'était ce que tout le monde ressentait : cette maison, c'était la maison de l'apesanteur, là où on ne pesait plus un gramme, là où on flottait.

Tous leurs amis exprimaient la même métaphore, pour parler de la même sensation. Cette étrange impression de bien-être due à la légèreté, à la sérénité du couple les accueillant. Ainsi on disait d'eux qu'ils flottaient dans leur nid. Ils y dérivaient, hébétés et heureux, comme nageant dans leur amour matérialisé.


Un dimanche après-midi, des collègues de travail de Terry arrivèrent pour boire le café. Les deux hommes s'assirent à la table, avec le couple, et ils dégustèrent leur tasses.

La discussion dura un moment, oscillant entre tout et rien ; des banalités qu'on peut se dire entre collègues, des blagues plus ou moins drôles – on rigole pour être poli. Mais rien de méchant. Comme les autres, les deux hommes complimentèrent beaucoup la maison. Terry et Chloé se serraient l'un contre l'autre, tout sourire, recevant les remarques avec toujours autant de joie. Cependant, cette fois-ci, les collègues de Terry se mirent à parler de quelque chose dont le couple n'avait pas encore entendu parler. Ces mots les surprirent un peu :

- Et donc, le premier gamin, c'est pour quand ? demanda le plus petit des deux.

- Oui c'est vrai ça ! surenchérit le second. Vous mettez la machine en route bientôt ?

- Au garage on en parle de temps en temps. On pense que le premier.... Ce sera une première haha !

Terry et Chloé les regardaient, un peu pris de court. C'est vrai que, de toute leur vie de couple, ils n'y avaient jamais pensé. Et curieusement, personne ne leur en avait parlé jusqu'alors.

Ils ne s'étaient jamais sentis pressés vis-à-vis de ça, n'avaient pas ressenti le «coup de pression» que certains couples ressentent, cette urgence incontrôlable, ce besoin inexplicable de faire un bébé. Pourquoi ? Qu'importe. Il le fallait. C'est ce qu'on dit en tous cas.

- Oh et bien, on n'y a pas encore vraiment pensé, admit Chloé.

- Ouais, pour l'instant on vit tranquille et on cherche pas trop à s'occuper de... trucs comme ça.

Terry semblait réellement gêné, face à ses collègues. Eux étaient de dix ans plus âgés que lui, et leurs familles étaient déjà constituées. Devait-il faire pareil ?

- Faut se dépêcher hein ! Vous arrivez sur vos trente ans, c'est le moment ! annonça le plus petit.

- Pourquoi ? demanda la jeune femme, très intriguée et surtout inquiétée par cette déclaration.

- Bah parce que c'est... c'est le moment quoi ! répondit-il, un peu perdu. J'veux dire, c'est comme ça pour à peu près tout l'monde, non ? Du coup voilà.

Cet argument de poids mit fin à la discussion. Le reste de l'après-midi fut quelque peu gênant pour le quatuor.

Vers dix-sept heures, les collègues de Terry s'en allèrent, le laissant seul avec sa femme, dans un salon paraissant alors très vide. Les amoureux se regardèrent pendant de longues minutes, dans un silence complet. 

La maison de l'apesanteurWhere stories live. Discover now