III - Chuter Pendant Neuf Mois

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La grossesse de Chloé fut compliquée. Les premiers mois furent surtout marqués par les réactions de son entourage : au travail, on ne parlait plus que de son ventre qui commençait à s'arrondir, sous des yeux ébahis ; ses parents, eux, l'appelaient tous les jours, pour prendre des nouvelles. Les messages pleuvaient continuellement, inondaient la jeune femme qui n'avait plus que cela en tête. Même lorsqu'elle essayait de parler d'autres choses, de changer de sujet, on la ramenait toujours à son ventre. Et voilà ce qui l'énervait le plus dans cette histoire : on ne causait pas tellement du bébé, mais de son corps. Son impression d'être scrutée s'était renforcée depuis qu'elle était tombée enceinte ; on ne la lâchait plus du regard. Elle se sentait en permanence observée, épiée par un œil étrange et maléfique, qui la suivait partout – même chez elle. Cette paranoïa vira au vrai cauchemar et ne fit que s'intensifier durant la grossesse, à mesure qu'elle prenait du ventre. Elle se voyait grosse, impotente, lente. Et son bébé étendait visiblement sa menace à l'intérieur de son corps, déplaçant ses organes, remuant ses chairs, écartant ses tripes ; la pauvre subissait, impuissante victime et témoin, les changements dans son anatomie causés par la créature qui croissait en elle. Sa silhouette, quelques mois auparavant svelte et fine, était alors ridiculement distordue, méconnaissable sous ces nouvelles proportions qui la terrifiaient, sous cette forme de tumeur monstrueuse qui la bouffait petit à petit. Son abdomen devenait large et enflé, rouge comme s'il était infecté. Elle dû évidemment arrêter de donner des cours de yoga, et passa son congé maternité chez elle, seule, à ne rien faire, à grossir toujours plus, à se haïr toujours plus.

Terry, lui, continuait de travailler. Levé tôt, rentré tard, il ne pouvait pas aider au mieux sa femme, et celle-ci souffrait beaucoup de son absence. Les journées entières passées allongé dans son lit l'avaient rendue amorphe, ainsi quand son mari revenait, elle n'avait plus le courage de faire quoi que ce soit, pas même discuter. Terry la regardait dormir, en silence, retenant ses larmes et se damnant de ne pouvoir rien faire pour soulager sa torpeur. Il commençait à détester cet enfant, pas encore né mais déjà détruisant son couple, sa vie, sa femme. Un nœud de haine se formait au creux de ses entrailles, grandissant chaque jour et le bouffant de l'intérieur ; un nœud qui ligotait son cœur et le faisait battre lentement, froidement. Terry devenait irascible, méchant. Au garage, personne ne l'approchait plus, on avait même peur de lui. Sa frustration et sa colère transparaissaient, émanaient de lui comme une aura malveillante, repoussant le monde irrémédiablement. Terry n'attendait plus qu'une seule chose : l'accouchement. C'était, pensait-il, le seul moyen de se débarrasser de tous les problèmes et de revenir à une vie normale. Alors il endurait.

La date tant attendue approchait. Terry avait posé des congés une semaine avant pour pouvoir s'occuper au mieux de sa femme dans les derniers instants. L'ambiance à la maison devenait lourde à supporter ; plus personne n'y était convié, et heureusement. C'est vers le septième mois de grossesse que Terry et Chloé avaient commencé à se disputer, et les engueulades devenaient de plus en plus récurrentes – et violentes. Les raisons étaient toutes plus absurdes les unes que les autres : un oubli, une erreur, un mot de travers... un rien suffisait à faire s'enflammer la mèche, pour tout faire sauter. Chloé faisait subir à Terry sa haine d'elle-même, et celui-ci la faisait plier sous sa propre tension ; le mélange était explosif, et le couple désaccordé. Ils ne flottaient plus du tout, mais étaient en chute libre, attirés par leur mal-être, implacablement, dans le sol de leur maison.

Enfin le bébé naquit. L'accouchement dura sept heures. Sept heures de souffrances et de pleurs, de sang et de sueur, de cris et de peur, mais surtout de colère ; oui la colère continua, tout au long de l'accouchement, et l'enfant naquit dedans. Ce bébé était produit par et pour la haine ; depuis le début tout son processus n'était qu'un long cheminement douloureux et frustrant, forgeant sa chair dans toutes les pensées les plus sordides qu'ont deux personnes pressées d'avoir un enfant dont elles ne veulent pas. Ce bébé, et ils le savaient au fond d'eux, n'allait pas être aimé, et même pire encore, pour la simple et bonne raison qu'ils n'en avaient ni l'envie, ni le besoin – comme leur avait fait miroiter tout leur entourage. Ils le voyaient comme l'incarnation ultime de tous leurs problèmes – le corps détruit, la santé mentale éclatée, le couple agonisant, les relations cassées –, la quintessence de ce qui les torturait. Et pourtant, cet enfant n'avait rien fait. Il était l'innocence. L'innocence première, celle qui doit être chérie et couvée, protégée car elle vaut plus que tout l'or qu'un monde peut contenir, l'innocence parfaite, incarnation immaculée de la pureté absolue, l'innocence prodigieuse à laquelle le plus naïf n'oserait plus croire, l'innocence de l'enfant à peine né, mais qui allait se faire massacrer. Cet enfant n'était rien de plus qu'un dommage collatéral, une erreur d'erreur, l'ineptie d'avoir cru aux inepties qu'on raconte. Ils n'en avaient pas besoin. Ils n'en avaient pas envie. On les avait forcés à avoir envie. 

La maison de l'apesanteurDonde viven las historias. Descúbrelo ahora