Chapitre 1

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Amber
Des coups retentissants me sortent de mon sommeil. Mal réveillée, je tâtonne la place à mes côtés... Vide ? Taylor n'est toujours pas rentré ? Quelle heure est-il ? Qui nous dérange ?
J'ouvre subitement les yeux, alertée par un mauvais pressentiment. Un simple regard sur le réveil m'indique qu'il est trois heures. Une boule d'angoisse me comprime la poitrine avant même que je m'extirpe de mon lit.
Seigneur, faites qu'il ne lui soit rien arrivé !
Je me lève et enfile mon peignoir à la hâte, le cœur battant à une vitesse vertigineuse. Personne ne frappe ici à une heure aussi tardive, et, pourtant, on toque à nouveau. Cette insistance ne fait qu'accroître mon appréhension. Comme toutes les femmes de pompiers, je vis dans la peur permanente qu'il arrive quelque chose à mon mari quand il part combattre un incendie.
En passant devant la chambre de mon fils, je jette un coup d'œil dans sa direction. Il dort à poings fermés, pas perturbé pour un sou par ce bruit tonitruant qui ne cesse de résonner dans toute la maison. Pour éviter qu'on finisse par le réveiller, je descends à toute allure les marches. Arrivée face au battant, je m'arrête net.
— Qui est-ce ?
Seule, je préfère m'assurer de l'identité de mon visiteur avant d'abaisser la poignée.
— Ouvre, Amber. C'est nous.
La panique me gagne en reconnaissant la voix de John, mon beau-père, le chef de la caserne. S'il se déplace, c'est que quelque chose de grave vient d'arriver à son fils. La main tremblante, j'ouvre et me retrouve face aux trois hommes qui comptent le plus dans la vie de Taylor : son père, son frère, Travis, et Kurt, son meilleur ami. Les deux plus jeunes, encore vêtus de leurs uniformes de soldat du feu, baissent la tête et semblent porter tout le poids du monde sur leurs épaules.
— Où est Taylor ? m'enquiers-je, la voix chevrotante.
Travis continue de fixer le sol pendant que John affiche un air navré. Mon regard dévie alors vers Kurt. Nos yeux s'accrochent une seule fraction de seconde avant qu'il ne me fuie, mais c'est trop tard. Bien trop tard. J'ai largement eu le temps d'y lire toute sa détresse. Leurs attitudes m'alarment. Mon cœur s'affole. Je veux pourtant encore croire que tout va bien, que ceci n'est qu'un mauvais rêve et que je me réveillerai sous peu contre l'homme que j'aime.
— Où est... Taylor ? répété-je, la voix étranglée.
Mon beau-père avance d'un pas dans ma direction et pose sa main sur mon épaule. Son regard compatissant me retourne l'estomac.
— On peut entrer ?
Je secoue la tête à toute allure. Au fond de moi, je sais déjà ce qu'il va m'annoncer et je ne veux pas entendre ces mots qui vont me briser à jamais. Je refuse que tout s'achève ici et maintenant. Pas en pleine nuit. Pas alors que notre fils dort comme un loir. Pas à l'aube de notre huitième anniversaire de mariage, qui sera dans quelques semaines seulement.
Nooooon !
— Taylor ?
Je repose encore une fois la question, d'une voix éteinte à présent.
John me force à pivoter et me pousse avec délicatesse vers le canapé. Ce même canapé que Taylor et moi venons tout juste d'acheter. Je me dégage de sa prise, avant même qu'il m'oblige à m'y asseoir.
— Ass...
Je m'éloigne le plus vite possible de ces porteurs de mauvaises nouvelles. Quoi qu'ils aient à me dire, je refuse de les entendre.
— Vous... Vous voulez boire... boire quelque chose ? Une... une bière ? Un café peut-être.
Face à la panique, mon élocution devient laborieuse.
Sans même attendre leur réponse, je me précipite vers le frigo pour en extraire trois bouteilles. Sous mes gestes saccadés, une d'entre elles m'échappe et explose au sol dans le plus grand des fracas. Surprise, je sursaute, tout en lâchant un hoquet de stupeur. Mon attention reste rivée sur les éclats de verre et je plaque mes paumes sur mes lèvres. Des mains se posent sur mes épaules et me forcent à faire volte-face. Je me retrouve nez à nez avec Kurt, dont les yeux noirs me transmettent toute sa souffrance. Je secoue la tête, refusant encore d'y croire.
— Il faut... Il faut que je nettoie, balbutié-je.
Je recule de plusieurs pas jusqu'à buter contre le frigo. Je me retourne à la hâte pour me diriger vers le placard à balai.
— Amber, ça suffit ! tonne mon beau-père. Viens t'asseoir !
Tremblante, je saisis la main que Kurt me tend. Je m'accroche à ce grand brun au crâne rasé, de toutes mes forces, pour ne pas sombrer sous la douleur qui me ravage. Alors qu'il me guide vers le salon, je chancelle à chacun de mes pas.
— Il va bien, hein ? Dites-moi qu'il va bien ! les supplié-je en m'asseyant sur le bord du canapé. Il est où ? À l'hôpital, c'est ça ?
Travis pose sa main sur ma cuisse tandis que Kurt presse mes doigts. Face à moi, le chef de la caserne ne me quitte pas de ses deux billes bleues, les mêmes que celles de ses fils.
— Je suis désolé, Amber. On n'a rien pu faire, m'avoue ce dernier d'une voix à peine audible.
Aaaaaaaahhh !!! C'est le cri que mon cœur lâche lorsque mon univers explose. La douleur me terrasse. Je ferme les paupières pour tenter d'endiguer les larmes qui me brûlent les rétines. Je pince les lèvres afin de retenir le sanglot qui cherche à franchir ma gorge. Malgré toutes mes tentatives pour ne pas m'effondrer devant eux, mon visage se décompose. J'ai mal. C'est horrible. Atroce. Insoutenable. Taylor ne peut pas être mort, c'est impossible. Avant de partir, il m'a promis que nous nous attellerons à concevoir un deuxième enfant dès son retour. Il ne peut pas m'avoir lâchée. Pas comme ça ! Lui et moi, c'est pour la vie. Et la vie ne peut pas s'arrêter à trente-quatre ans.
D'un bond, je me relève et me précipite vers la cuisine. Je dois nettoyer les débris sur le sol. Je suis certaine que quand ce sera fait, Taylor viendra me voir pour me prendre dans ses bras, en me chuchotant de me calmer, que tout cela n'est qu'un cauchemar. Pourtant, ce n'est pas lui qui m'attrape et me colle à son torse. L'odeur répugnante et âcre de la fumée qui se dégage de l'uniforme de Kurt me donne la nausée. Je le repousse et me rue vers les toilettes, où je rends tripes et boyaux, sans savoir si c'est lié à cette puanteur ou à...
Non, je refuse de mettre des mots sur ce qui a pu arriver à mon homme. Je veux encore espérer que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve.
— Vous pouvez rentrer, vos femmes doivent vous attendre, entends-je le meilleur ami de mon mari prononcer dans mon dos.
Une main presse mon épaule alors que je suis toujours agenouillée devant la cuvette.
— Si jamais, tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à nous appeler.
Depuis qu'ils ont frappé à ma porte, c'est la première fois que je perçois la voix de Travis. Morne, sans vie. Il vient de perdre son grand frère, son modèle. À cette pensée, je me noie. Mes poumons peinent à remplir leur rôle. Je suffoque de plus en plus. Des spasmes secouent mon corps.
Mon Dieu, quand ce cauchemar cessera-t-il ? J'aimerais tellement ouvrir les yeux.
— Maman ?
Mon petit bonhomme m'appelle du haut des marches. De tout mon cœur, je voudrais pouvoir le rejoindre, le renvoyer dans son lit, en lui assurant que tout va bien. Seulement, j'ai beau essayer de me hisser sur mes jambes, rien n'y fait. Face à ce coup du sort, toutes mes forces m'ont désertée.
— Laisse-moi t'aider, entends-je comme si de la ouate bouchait mes oreilles.
Des bras musclés me soulèvent. Telle une poupée de chiffon, je me laisse porter alors qu'on m'emmène vers l'étage. Seules mes mains s'accrochent à cette veste qui me rappelle bien trop celle de l'homme que j'aime.
— Qu'est-ce qui t'arrive, bonhomme ? questionne Kurt quand nous parvenons en haut des marches.
— Pourquoi tu tiens maman dans tes bras ? Il est où papa ?
Kurt se raidit. Son rythme cardiaque s'accélère, je le sens au battement de son cœur contre ma paume.
— Maman n'allait pas bien, elle a appelé la caserne. Et papa va bientôt revenir.
Face à son mensonge, j'ai envie de le frapper, de lui demander de la fermer. Sauf que rien ne sort, je suis devenue une coquille vide. Mon âme s'est éteinte à l'instant où le père de Taylor m'a dit qu'ils n'avaient rien pu faire.
— J'emmène ta maman se coucher et je m'occupe de toi, d'accord ?
J'ignore comment réagit mon bébé, néanmoins j'entends ses pas s'éloigner vers sa chambre. Puis, Kurt bouge à nouveau. Avec délicatesse, il me pose sur mon lit. Ce lit que je partageais encore hier matin avec l'homme de ma vie. À peine suis-je allongée que je m'empare de son oreiller. J'ai besoin de sentir son odeur pour m'apaiser, pour me dire qu'il est encore là, tout près de moi.Tout au fond de moi, j'ai conscience que tout  est bien réel. Il est parti pour toujours, sans même prendre le temps de me dire au revoir.
Une vague de désespoir me submerge à l'instant où j'entends la porte de ma chambre se refermer. Mes digues s'effondrent et un torrent de larmes se déverse sur mon visage.
Nooooon !
J'ai envie de hurler à m'en arracher les cordes vocales, cependant, grippées par ma douleur, elles restent bloquées. La souffrance me tétanise.
— Eh, Amber ! Regarde-moi !
Égarée dans un brouillard opaque, je ne l'ai pas entendu revenir. Je peine à poser mon regard sur le meilleur ami de Taylor. À genoux devant moi, il tente de me ramener à la réalité en caressant ma joue avec tendresse. Une réalité bien trop écrasante pour que je puisse la supporter.
— Ça va aller, d'accord ? Tu vas t'en sortir.
J'aimerais tellement croire en ses paroles, mais je sais que sans lui, c'est impossible. Il était mon pilier. Mon univers. Mon tout. J'ignore comment je vais respirer à présent. Cependant, il y a Tayron, je vais devoir me battre pour mon fils. Mais comment ? Je n'en ai pas la force. Un sanglot m'échappe. Je mords dans mon poing pour éviter que d'autres suivent le même chemin. Kurt continue  d'effleurer mon visage avec tendresse, en silence, pendant des minutes ou des heures, je ne sais pas. Je ne sais plus. Le temps s'est figé au moment où j'ai compris que je ne reverrai plus jamais ce beau blond, pour lequel mon cœur bat depuis des années. Seul notre fils, qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, me rappellera combien chacun de ses traits me plaisait. Combien nous nous aimions !
— Je vais rentrer.
Mon regard happe celui de Kurt. Je ne veux pas qu'il parte. Je refuse de rester seule. Je secoue lentement la tête pour le supplier de ne pas m'abandonner. J'ai besoin de quelqu'un. J'ai peur de ne pas pouvoir tenir le choc si je me retrouve sans personne près de moi.
— S'il te plaît, le supplié-je.
De la pulpe du pouce, il essuie les traces de mon chagrin, avant d'acquiescer.
— Je vais juste aller me changer. Je te promets de revenir. Je dormirai sur ton canapé. Tu veux bien ?
J'opine du chef pour accepter.
— J'en ai pour dix minutes. Si tu me cherches, je serai en bas.
Il dépose une bise sur ma joue, puis me laisse seule avec mes nouveaux démons. Des démons bien trop puissants pour que je puisse les vaincre.

Au cœur des braises, se retrouver ( autoedition sortie le 16/06 - Amazon)Where stories live. Discover now