Chapitre 2

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Amber
Les premiers rayons du soleil me réveillent. J'ai l'impression de ne pas avoir dormi depuis des jours tant je me sens épuisée. Je tâtonne la place à mes côtés à la recherche de l'homme de ma vie. La réalité me rattrape avec fracas quand je prends conscience qu'elle est vide. Mon estomac se contracte. Ma poitrine se comprime. Mes larmes affluent et mes mains tremblent. La douleur broie tous mes organes. Il n'est pas là et ne partagera plus ce lit avec moi. Comme piquée par cette idée, je bondis pour m'éloigner au plus vite de ce lieu qui ne verra plus jamais notre complicité, ni même nos débordements d'amour. Sous le poids de mon chagrin, je titube jusqu'à la porte. Incapable d'aller plus loin, je m'y adosse. Je ferme les yeux pour ne plus avoir à les poser sur chaque endroit qui détient nos souvenirs, jusqu'à ce que je me rappelle que, cette nuit, j'ai supplié Kurt de rester ici. Je porte mon regard sur le fauteuil en osier où il avait l'intention de dormir. Je ne sais même plus pourquoi je lui ai demandé de rester. J'avais juste la sensation qu'avec lui dans la pièce, ce serait plus simple de supporter cette détresse qui me ronge de l'intérieur.
En me rendant compte de son absence, je pars à sa recherche. Devant la chambre de mon fils, je vérifie que tout va bien. Il dort encore. Mes lèvres s'étirent dans un sourire triste. Comment vais-je faire pour lui annoncer que son papa d'amour a rejoint les anges ? Cette idée m'enfonce un pieu en pleine poitrine et me tire une larme.
Du bruit au rez-de-chaussée me rappelle que je ne suis pas seule dans la maison. Je descends voir ce que fait Kurt, mais au lieu de lui, je tombe sur Lisa, la femme de Travis, également ma meilleure amie, qui s'affaire aux fourneaux. Une délicieuse odeur me chatouille les narines, cependant, je n'ai pas faim.
— Oh, tu es réveillée, fait Lisa, en se tournant pour poser des pancakes sur la table.
Ses cernes me prouvent qu'elle, non plus, n'a pas dû beaucoup dormir.
— Comment va Travis ?
Elle hausse les épaules.
— Comment tu te sens, toi ?
J'aimerais croire que Kurt a raison, que je vais aller mieux, que je vais m'en sortir, mais l'air qui ne semble pas vouloir entrer correctement dans mes poumons confirme qu'il a tout faux. En guise de réponse, je secoue lentement la tête, incapable de prononcer le moindre mot. Dire ce que je ressens reviendrait à admettre cette réalité bien trop atroce à encaisser. Même ce matin, je veux encore garder cet infime espoir que tout ça n'est qu'un horrible cauchemar duquel je ne vais pas tarder à m'extraire.
Lisa hoche lentement la tête, avant de contourner le comptoir pour me serrer dans ses bras. Elle ne relâche son étreinte que lorsque nous entendons les petits pieds de Tayron descendre les marches.
— Tu veux que je m'occupe de lui ?
J'opine du chef et c'est suffisant pour qu'elle aille à sa rencontre. J'en profite pour attraper un mug dans le placard. Un café, c'est tout ce que je parviendrai à avaler ce matin tant ma gorge est nouée.
— Papa dort ?
Une larme s'échappe en entendant la question innocente de mon fils.
— Oui, ton papa dort, lui répond ma belle-sœur.
— J'ai rêvé de tonton Kurt cette nuit. Il s'occupait de maman.
Je ferme les yeux, mes mains tremblent.
— Oh ! Elle était malade, maman ?
— Non, je crois qu'elle était très, très triste. Parce que papa, il est pas rentré.
Un poids immense s'écroule à cet instant sur mes épaules, mon mug se fracasse au sol et je suis obligée de me retenir au plan de travail pour ne pas m'effondrer sous les yeux de mon bébé.
— Est-ce que ça te dirait de passer la journée avec Noah et Axel ? entends-je Lisa lui demander, certainement pour détourner son attention de moi.
À l'idée d'aller jouer avec ses cousins, mon fils pousse des petits cris de joie. Tous les trois forment un super trio. Je lutte contre moi-même pour reprendre mes esprits, puis me tourne vers eux pour remercier Lisa d'un vague signe de tête. Un sourire compatissant se dessine sur ses lèvres, avant qu'elle soulève mon fils dans ses bras et l'installe sur un tabouret. J'en profite pour récupérer le bol et les céréales que je lui tends.
— Maman, papa pourra venir me chercher chez tonton Travis et tata Lisa ?
Des spasmes me secouent et je déglutis difficilement. Cachée derrière Lisa, beaucoup plus grande que moi, Tayron ne peut pas remarquer mon état.
— Il va falloir que tu lui dises, me chuchote-t-elle.
Je sais, j'en ai conscience. Pour le moment, je n'en ai pas le courage. Je suis trop faible. Beaucoup trop faible pour ne pas m'écrouler devant lui.
— Je lui demanderai, finis-je par répondre à mon fils.
Je me hais tellement de mentir à mon enfant que je préfère aller récupérer la pelle et la balayette pour ramasser mes conneries plutôt que d'affronter son regard. Du coin de l'œil, j'aperçois Lisa secouer la tête, incapable sûrement de concevoir ma réaction. En même temps, ce n'est pas à elle qu'on a annoncé la mort de son mari. Demain et les jours suivants, elle se réveillera encore dans les bras du sien. Ses enfants pourront s'éclater avec leur papa. Le mien ne sera plus jamais là pour me susurrer des mots d'amour ni inventer des histoires sans queue ni tête avec notre fils.
Une vague de désespoir me submerge. Les larmes me brûlent les yeux. Sans demander mon reste, je me précipite à l'extérieur de la maison. J'ai besoin d'air. De beaucoup d'air. La porte à peine franchie, je glisse le long du mur. Les genoux remontés contre ma poitrine, je me laisse emporter par mon chagrin. Les larmes coulent à flots tandis que je me berce comme une enfant éplorée. Le soleil brille, pourtant ses rayons ne parviennent pas à me réchauffer. J'ai froid. J'ai mal. Je me noie.
— Viens là.
Un corps musclé s'installe à mes côtés et m'entraîne contre lui. Sa main caresse mon dos tandis que je me vide de toutes mes larmes.
— J'aurais voulu être près de toi à ton réveil, mais je devais passer à la caserne rédiger mon rapport, m'indique Kurt, d'une voix peinée.
Lui aussi souffre. La perte de son meilleur ami le bousille sûrement autant que moi. Ils se connaissaient depuis près de trente ans. Ils étaient comme frères. Penser à Taylor au passé me coupe à nouveau le souffle.
— Je comprends.
C'est à peine si je parviens à articuler tant ma gorge est nouée.
— Tu as mangé ?
Je secoue la tête.
— Tu devrais. Il aurait détesté te voir dans cet état.
Je relève les yeux pour les plonger dans les siens. Un sourire triste s'esquisse sur sa bouche et ses doigts frôlent ma joue avec délicatesse.
— Je n'ai pas faim.
— Je lui ai fait une promesse, alors, je ne peux pas te laisser comme ça. Même si j'ai pas mal de trucs de prévus aujourd'hui, je ne partirai pas tant que tu n'auras rien avalé. Quitte à ce que je te nourrisse de force.
Avant même que j'aie pu lui rétorquer que ça ne servira à rien, il se relève et me tend la main.
— Tayron a tout juste perdu son père, tu ne peux pas lui enlever sa mère en plus. Alors, viens, je ne te laisse pas le choix.
Devant sa détermination, je finis par glisser mes doigts entre les siens. Sans me relâcher, il me conduit à la cuisine, qui est désormais déserte. Lisa doit sûrement s'occuper de mon petit garçon à l'étage. Mon cœur de maman éclate en songeant que je vais devoir briser le sien. Comment un petit bonhomme de sept ans va-t-il réussir à surmonter cette épreuve, alors que moi-même je n'y parviens pas ?
— Eh !
Sous le timbre de Kurt, à la fois grave et doux, je pivote vers lui. Juste derrière le comptoir, il pousse un mug et une assiette de pancakes vers moi.
— Assieds-toi et mange !
Son ton se veut autoritaire, mais sa voix reste posée. Bon gré mal gré, je m'exécute. J'avale une gorgée de café qui peine à passer et attrape tout de même une crêpe épaisse. Le vague à l'âme, je la déchiquette sous le regard affligé du meilleur ami de Taylor. Durant plusieurs secondes, je joue avec les morceaux que j'ai étalés sur la table sans prêter attention à l'homme assis devant moi.
— Mets-en un dans ta bouche et avale-le ! Je t'ai dit, je ne partirai pas tant que je ne serai pas certain que tu te sois nourrie.
Je lève à peine les yeux vers lui, mais c'est suffisant pour que je réalise qu'il ne ment pas.
— Raconte-moi ce qui s'est passé, le supplié-je d'une voix morne, en fixant ce qui ressemblait un peu plus tôt à un pancake.
— Il...
Les marches craquent à cet instant. Plutôt que de poursuivre sur sa lancée, il s'interrompt pour observer par-dessus son épaule.
— Maman, je suis prêt.
Je me tourne vers mon bébé qui me sourit de toutes ses dents. Il a l'air tellement heureux de partir voir ses cousins que mon cœur se déchire à nouveau.
— Tonton Kurt ! s'exclame-t-il en se précipitant vers lui.
Son parrain lui ébouriffe les cheveux. J'ai toujours apprécié la complicité qui les lie tous les deux, et ce, depuis la naissance de Tayron.
— Comment tu vas ce matin, mon petit pote ?
Tayron se lance dans les explications de son rêve sous l'œil attristé du brun, qui lui sourit malgré tout.
— Bonjour, Kurt, le salue Lisa à son tour en nous rejoignant.
— Ouais, bonjour, réplique-t-il d'une voix morne en détachant les yeux de son filleul pour les porter sur mon amie. Comment va Travis ?
Lisa l'observe plusieurs secondes, en silence. Un voile de tristesse assombrit ses deux billes noisette.
— Pas mieux que toi, l'informe-t-elle avant de se tourner vers moi et d'ajouter : on va y aller. Passe le prendre quand tu voudras. Il peut aussi rester la nuit avec nous si tu en as besoin.
J'opine du chef.
Tayron vient m'embrasser et me faire un énorme câlin. Puis, tout guilleret, il part rejoindre sa tante qui l'attend près de la porte. Avant de la franchir, il se tourne vers moi et me lance :
— Maman, oublie pas de dire à papa de venir me chercher.
Je déglutis avec difficulté, avant de lui sourire et de lui promettre que je n'y manquerai pas. Débordant d'enthousiasme, il sort, avec une seule idée en tête, s'amuser avec ses deux cousins.
— Tu ne lui as rien dit au sujet de son père, n'est-ce pas ? grogne Kurt dans mon dos.
Je fais aussitôt volte-face. Il me jauge plusieurs secondes, en secouant la tête, certainement dépitée par mon manque de courage.
— Il doit savoir.
— Son père était son héros, comment crois-tu qu'il va le prendre ?
Il frotte son visage, comme si tout ça le dépassait, avant de souffler longuement, sûrement pour se détendre.
— Mal. Comme toi. Comme moi. Comme toute sa famille. Mais, comment vas-tu expliquer à ton fils que son père n'est pas venu le chercher ? Qu'est-ce que tu vas inventer ? Qu'il est reparti combattre un nouveau feu ? Combien de temps crois-tu qu'il va gober tes mensonges ? Tayron est très intelligent, il finira très vite par se rendre compte que la situation n'est pas normale. Tu dois lui dire, Amber, tu n'as pas le choix !
Devant cette évidence, je ferme les yeux. Pourtant, je refuse de l'annoncer à Tayron. Lui avouer revient à admettre que Taylor ne franchira plus jamais la porte de cette maison. Impossible. Pas pour le moment.
— Mange maintenant, Amber !
Rien qu'au son de sa voix, je sais que Kurt n'acceptera aucune contradiction. À contrecœur, j'ouvre les yeux, puis attrape quelques miettes pour les picorer.
— Satisfait ? répliqué-je, acerbe.
— Je le serai quand tu auras tout avalé, rétorque-t-il, en me prenant de haut.
J'étouffe un rire amer, avant d'accéder à ses désirs. De toute façon, je sais que je ne garderai rien, mon estomac est bien trop contracté. Je me hâte de terminer ce fichu pancake, afin que Kurt parte très vite.
— Maintenant que j'ai fini, tu peux retourner à tes activités.
Il se lève, débarrasse la table, avant de se diriger vers la sortie. Arrivé devant la porte, il s'arrête et se tourne pour me faire face.
— Je reviendrai vers midi pour être certain que tu te nourrisses.
Pourquoi fait-il tout ça ? Je n'ai pas besoin de lui.
— T'es pas obligé, Kurt. Tu sais, ta promesse... t'es vraiment pas obligé.
Un éclair de colère zèbre son regard.
— T'as rien compris, bordel ! Cette promesse, j'y tiens. Que tu le veuilles ou non, je te lâcherai pas Amber ! Ni toi, ni ton fils !
Sans me laisser le temps de protester, il sort de la maison. Je reste un moment à fixer la porte, sans rien comprendre. Pourquoi a-t-il réagi avec autant de virulence ?

Au cœur des braises, se retrouver ( autoedition sortie le 16/06 - Amazon)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant