Cosmonaute

54 12 33
                                    

Shona criait dans la villa alors que sa nounou la portait à bout de bras, tentant d'éviter ses coups de pied. Ses deux frères étaient à quelques mètres, et continuaient de jouer dans la piscine chlorée sans se soucier de cette scène, qui, au bout d'un moment, était devenue familière. Leur petite sœur était capricieuse voilà tout, se disaient les deux garçons.

Les décibels semblaient augmenter au fur et à mesure que Shona s'éloignait de la piscine. Elle aurait pu casser un miroir avec ses hurlements aiguës. Elle hoquetait en même temps qu'elle criait ce qui faisait de brèves pauses pour les oreilles de celle qui la tenait mais moins pour ses bras car elle semblait en possession d'une puissance terrible lorsqu'elle ne criait pas. À seulement neuf ans, elle avait la force d'une tigresse enragée et la voix perçante d'une petite fille hystérique, étant donné que c'était ce qu'elle était.

Le front suintant, l'employée la déposa sur le lit. Elle venait de monter les vingt-quatre marches de l'escalier en pierre pour aller calmer Shona dans sa chambre. Il avait fallu enjamber les nombreux jouets et peluches qui jonchaient le sol de la chambre le tout sous une lumière quasi-inexistante à cause des rideaux opaques ; ne pas jeter un oeil aux murs vert prairie qui avaient été massacrés sous la mine d'un feutre rouge, puis, la poser sur le rebord du lit afin de la bercer. Lentement elle prit en coupe le visage de l'ivoirienne ; quelques larmes glissaient le long de ses joues rebondies.

La trentenaire n'arrivait qu'à se dire, sans fin, que la pauvre mioche ne devait pas comprendre pourquoi on refusait de la laisser jouer dans la chaleur écrasante de l'après-midi, alors que ses frères, eux, pouvaient.

Ou plutôt, Shona comprenait mais ne concevait pas le pourquoi. C'était devenu un sujet de dispute entre elle et la nounou. Cette dernière ne faisait pourtant qu'exécuter les ordres de ses employeurs. Ça, Shona le savait parfaitement.

« Qu'elle n'aille jamais au soleil, ça la tuerait »

Les paroles des parents de la fillette tournaient en boucle dans la tête d'Aminata, la nounou. Elle avait pitié pour la jeune fille. Sa pitié ne s'exprimait pas sous la forme d'une compassion légèrement hypocrite, non, c'était un mépris simple, visible et direct.

Tous les jours elle devait supporter ses cris, laver son corps remplis de blessures, et supporter ses gémissements de douleurs liés au frottement de ses vêtements contre sa peau. Toutes les heures elle devait l'entendre brailler en regardant ses frères jouer dehors alors qu'elle était cloitrée à l'intérieur. Chaque minute elle priait que son calvaire, non pas à Shona, mais bien à elle, se termine dans les plus bref délais.

Elle n'en pouvait plus, et comprenait mieux pourquoi le poste était resté inoccupé pendant aussi longtemps malgré le bon salaire. Ce n'était pas une question d'amour, non, voir un enfant souffrir autant de sa condition médicale ne pouvait que devenir horrible lorsqu'aucune action ne permettrai rien pour lui. Aminata était sûre d'elle, et, alors qu'elle séchait les larmes de Shona qui commençait à somnoler dans son lit, elle prit la décision de quitter le foyer dès ce soir, sans un aurevoir pour les enfants. C'était un geste altruiste dans son esprit, un énième abandon pour la petite ne lui ferait aucun bien, il était préférable qu'elle n'en sache rien, un abandon déguisé sous la forme d'un empêchement était ce qu'elle avait trouvé de mieux. On lui raconterai une histoire de décès, un mariage au village qui durerait une éternité. Un sourire amer en coin, elle ne pouvait que penser à toutes ces heures de travail qu'elle allait jeter par la fenêtre. Les cinq-cents milles francs qu'elle recevait tous les mois lui permettaient de vivre confortablement pour une nourrice, cependant, le travail qu'elle effectuait chaque journée aux côtés de la gosse la fatiguait à tel point qu'elle ne pouvait plus profiter de ce si bon salaire. Aucune sortie n'avait été organisée depuis qu'elle travaillait, c'était prenant, une besogne à temps plein, qu'elle faisait avec un goût acide dans la bouche. Elle détestait cette môme.

Shona quant à elle, avait parfaitement connaissance de la haine que nourrissait Aminata à son égard. Elle ne s'en rendait peut-être pas compte, mais la rancune qu'elle cumulait envers la petite fille se faisait voir à dix kilomètres à la ronde. Cette rage coulait par ses pores tel un poison, se faisant sentir dans toute la maison. C'était une odeur âcre, comparable à celle du soufre.

Après tout elle l'avait très bien compris quand elle s'était déshabillée pour la première fois devant la trentenaire pour qu'elle l'aide à se laver. Aminata n'avait pas pu décrocher son regard des nombreuses croûtes et plaies qui constellaient le corps de la petite fille. Des blessures qu'Aminata haïssait. Elle les regardait du coin de l'œil, une grimace de dégoût plaquée déformant son visage. La vue de ces cloques et bouts de peau la rendait nauséeuse et elle en venait à frotter ces plaques afin de ne plus les avoir dans son champ de vision. Souvent, la peau neuve se déchirait, laissant la place à des blessures nouvelles et saignantes. C'était un cauchemar pour Shona qui savait parfaitement qu'elle dégoûtait la plus vieille.

La jeune fille avait elle aussi une aversion pour sa nounou. Le simple fait qu'elle la touche brutalement, comme elle savait si bien le faire de ses doigts rêches, lui irritait la peau en avance et l'esprit. C'était pourtant simple, Shona était atteinte de xeroderma pigmentosum. Impossible pour elle de sortir sous la lumière du jour, elle risquerait d'augmenter ses chances d'avoir un cancer cutané. Sa sensibilité aux rayons du soleil et aux ultraviolets était pour elle une malédiction. Ça ne pouvait être qu'une malédiction. Shona savait très bien qu'elle était différente. Après tout, n'importe quel enfant aurait compris que n'avoir l'autorisation de sortir que la nuit, n'était pas commun. Elle avait pourtant comme but de toucher cette lumière interdite. Celle qui risquerait de la tuer, elle en avait besoin. Survivre ne lui permettait pas d'être heureuse après tout. Elle voulait vivre.
Et souvent elle faisait ce même rêve.

Un ciel bleu éclatant et un astre majestueux, loin dans ce ciel si parfait. Tout semblait être magnifique. La petite aux cheveux crépus pouvait sentir cette chaleur tant voulue sur sa peau blessée. Il semblait que la douceur des rayons guérissait Shona, toutes ces blessures n'existaient plus, il n'y avait qu'elle, son âme et le soleil.

Shona avait bien tenté de recréer cette scène idyllique, se postant à sa fenêtre, guettant quelques rayons, mais rien. Les grands rideaux opaques semblaient chasser le soleil, comme s'il avait compris les règles strictes qui régissaient la maison et surtout la fillette. Elle semblait être condamnée à rester dans la pénombre sans lumières, sans amis, sans vie

C'était l'amer destin d'un enfant de la lune.

Cette nuit, Aminata s'en alla dans la nuit sans un bruit, telle une voleuse. Elle avait rapidement raconté à ses employeurs qu'elle ne pouvait plus rester, un empêchement de dernière minute, eux, savaient très bien la raison, ce n'était pas la première à fuir leur fille.

Shona avait tout vu, tout entendu et comme d'habitude, un profond vide s'était emparé d'elle. Même si elle méprisait Aminata pour sa lâcheté, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver du dégoût pour elle-même, pour sa condition et pour sa faiblesse.

Cette nuit-là, Shona dans son lit, des larmes dégoulinant sur son visage, se jura de vivre.

Soleil lunaireWhere stories live. Discover now